carnet d’altitude
I
respiration articulée dans le secret
le souffle hésite encore à devenir parole
les mots se forment dans la gorge du vent
je n’écris pas j’écoute le battement du monde
le silence se penche il prend ma voix sans bruit
II
narration d’équilibre
je marche sans mouvement
chaque pas pèse son contraire
le jour tient debout
dans la lumière inclinée
rien ne s’achève
tout se tient
III
mord dans le citron vert
le goût me réveille
une acidité vive fend la torpeur
le corps se souvient d’être précis
le réel a des dents
IV
cet espace arrive
rien ne vient et pourtant l’espace s’avance
le monde approche
non comme un lieu
mais comme une présence sans nom
je m’ouvre à son pas invisible
V
feu s’applique sur la peur
le feu n’est pas contre moi
il travaille doucement dans la chair du tremblement
chaque frayeur devient cendre claire
la cendre lumière
VI
locus amoenus
ce n’est pas le lieu charmant des livres
juste une pierre chaude
un souffle calme
l’endroit où tout s’accorde à la mesure du silence
VII
le vent d’hiver
le vent d’hiver traverse tout il ne demande rien
il dépouille les pierres
les arbres
les traces dans la neige
dans le silence de l’esprit il fait de même
tout devient crible et clarté
la mémoire se vide pour accueillir le réel
le froid est santé
la purification n’est pas douleur mais respiration
je marche dans ce vent non pour le dominer
mais pour me laisser traverser
dans cette traversée le monde et moi avec lui
nous sommes nus et vrais
VIII
l’aridité fait la lumière
plus rien à perdre donc tout à voir
la pierre pense lentement sous le soleil
la sécheresse éclaire mieux que l’abondance
je demeure dans ce peu
IX
étrangeté volontaire
je n’ai pas fui les hommes
je me suis seulement retiré du bruit qui les anime
ce que j’appelle solitude n’est pas absence
mais appartenance à ce qui ne demande rien
je me tiens dans une clarté sans visages
où le lien se défait de son poids social
pour devenir simple présence
étrangeté
oui
mais consentie
étrangeté qui délivre le regard de la ressemblance
étrangeté comme retour à soi
non pas comme un centre
mais comme une clairière
X
maintenir vifs le mystère et l’enchantement
il ne faut pas tout comprendre
ce qui demeure obscur éclaire autrement
le monde garde son feu dans ses replis
je marche pour ne pas rompre le fil du secret
chaque pierre a son mot à retenir
chaque ombre sa lumière non dite
le réel est plus vaste que la pensée
je me tiens à la lisière
de ce que je ne saurai jamais
c’est là que je respire
XI
marcher vers les hauteurs
marcher vers les hauteurs où l’air est rare et sain
où chaque souffle pèse son or clair
ici la fatigue devient alliance
le corps n’est plus un poids mais un rythme
chaque pas brûle la peur
chaque silence respire mieux que les mots
la santé n’est pas la force mais la justesse
celle qui naît de l’altitude intérieure
je marche encore non pour atteindre
mais pour respirer
XII
frémissement végétal
au cœur du silence quelque chose bouge
non le vent mais l’accord du vent avec ce qu’il effleure
les herbes frémissent dans leur mouvement
je reconnais mon propre battement
le for intérieur n’est pas clos
il s’ouvre dans le tremblement des feuilles
la pensée circule
comme une sève lente
entre le corps et la lumière
la paix n’est pas absence de mouvement
mais consentement
à cette pulsation infime
qui relie tout ce qui respire
XIII
palimpseste universel
le monde écrit par-dessus lui-même
comme la mer sur son sable
comme la lumière sur la mémoire du jour
chaque pierre contient une ancienne phrase
chaque souffle réveille un mot effacé
je marche sur les lignes superposées du temps
rien n’est vierge
rien n’est clos
la neige garde l’ombre de toutes les neiges
je suis écrit moi aussi
dans la page mouvante du monde
le monde me lit en silence
XIV
nécessité scripturaire
écrire n’est pas vouloir dire c’est garder vivant
ce qui sans les mots s’éteindrait doucement
l’écriture est le souffle qui reste quand la voix s’est tue
chaque mot posé prolonge le battement du monde
chaque silence autour de lui le protège
je n’invente rien
je transcris l’air qui passe en moi
comme une respiration dictée par le dehors
écrire
non par vanité
mais par fidélité au réel
XV
je suis un crible
tout passe à travers moi
la peur la lumière le vent la parole des pierres
je ne retiens rien
je distingue seulement ce qui demeure après le passage
je ne suis pas la source ni le but
je suis l’entre-deux
l’intervalle par où le monde s’éprouve
éprouver filtrer laisser aller
c’est ma manière d’habiter
le réel me traverse
c’est en ce passage
que je trouve ma forme