Un
Objectif
condense
deux textes programmatiques
publiés en dix-neuf cent trente-et-un
dans la revue
Poetry.
Sous le signe de Spinoza : Un objectif : (Optique) - La lentille qui ramène les rayons d'un objet à un foyer. Ce qui est visé. (Usage étendu à la poésie) - Désir de ce qui est objectivement parfait, inextricablement l'orientation des singularités historiques et contemporaines, Zukofsky ne sépare pas l'activité d'opticien du philosophe de sa pensée philosophique. Si pour Wittgenstein le monde est la totalité des faits, non des choses, pour Zukofsky il est l'ensemble des objets dont les figures conjuguent l'histoire future et passée créée par des hommes singuliers, cette singularité étant la condition de leurs actions communes. Un poème doit donc lire le plus objectivement possible la nature du poète qui l'écrit pour atteindre sa sincérité, son objectivité manifeste aux yeux et à l'esprit de n'importe lequel de ses lecteurs.
Les mots, lettres combinées, sont des symboles absolus, leurs liens nouveaux n'étant possibles que si le poète sait et sent qu'ils sont signes et objets toujours indéfectiblement, selon leurs modalités propres et en dehors du fait même que le poète soit sur le point d'écrire un poème, le commence ou l'ait terminé. Le langage n'est pas tant sacré que matière explorée au-delà de ses apparences, le monde restitué aux mains des hommes et rendu à l'énergie des changements niés par nombre de pratiques traditionnelles ne doit pas oublier le présent. Zukofsky élimine ici volontairement tous les exemples de poèmes objectifs, atteint dans A les critères de l'objectivité qu'il vise et a lui-même définis, ces collages, ellipses, bifurcations où l'histoire des hommes ayant vécu parfois des siècles avant lui, les événements de sa vie quotidienne, sont liés aux sensations passées, pressenties et surmontent leurs effacements partiels, leurs pertes.
Le texte a en vue William Carlos Williams, Marianne Moore, Charles Reznikoff..., prolonge les gestes novateurs de ceux-ci, précise et rectifie l'imagisme d'Ezra Pound, s'avère pertinent puisqu'il permet les expressions de projets poétiques divers et solidaires entre eux. Il s'agit de libérer les lettres et les mots des privatisations dont ils sont l'objet depuis toujours. Le but des idéologies étant de s'approprier les réalités naturelles - et pourquoi ne pas privatiser la station debout ou la conservation du feu ? ce qui ne serait pas plus absurde que d'accaparer les créations des langages et langues de toutes sortes - le langage relevant, aux yeux des dominations de toutes époques, d'un réel confidentiel extra-humain que seule une élite peut manier. Délivrer le langage de ces usages élitistes, aux yeux de Zukofsky, ne consiste pas à nier que nous ignorons l'histoire anatomique et mentale de cette capacité des hommes à créer des langages et des langues, son texte n'a pour autre but que d'affirmer que tout homme à la naissance possède ce pouvoir de questionner et de créer à partir de ces dons de parole, de mémoire, d'analogies, de perceptions et de sensations intérieures et extérieures.
Le second texte* écrit pour son fils pour son troisième anniversaire se tient aux lisières des paradoxes, la poésie cercle et brisée d'ellipse, forme et contenu, collages selon les énergies de la nature antagonistes. L'éternité par les astres et le désir jumeau de franchir le cours des jours, des levers et couchers du soleil cycliques, réguliers, deviennent l'objet même de l'objectivisme. La poésie aux yeux de Zukofsky n'est ni une affaire d'aficionados inconditionnels payant leur écot à une corporation, à un toit invisible, inaccessible et d'autant plus menaçant, ni une catapulte ordinaire projetant les poètes dans la célébrité ainsi que le chef d'orchestre joué par Victor Sjöstrom de vers la joie, d'Ingmar Bergman, dit en substance les yeux dans les yeux à son ami violoniste en le prenant par le veston alors qu'il lui propose de remplacer son soliste au pied levé, peut-être... mais tu n'as pas compris ce que tu dois à la musique et que ce n'est pas la musique qui est à ton service, pas plus une réalité irrationnelle qu'un simple instrument technique ainsi que le poète l'écrit à son fils devenu par la suite lui-même violoniste.
Il suffit d'avoir la présence d'esprit que tout homme peut trouver en lui à tout moment de sa vie. Faire venir en chair et en os les poètes du passé et leur faire lire leur propre poésie sur l'agora, en prise avec le monde d'aujourd'hui. Yuan Chen, Walt Whitman, Rainer Maria Rilke... sont, seraient probablement les premiers à critiquer leurs propres écrits et à admirer les créateurs qui à première vue bifurquent et tranchent avec leurs visions du monde, mais chez lesquels ils reconnaîtraient au premier coup d'œil des créateurs fidèles à leurs propres désirs. Sans doute alors inviteraient-ils les poètes d'aujourd'hui dans leur propre époque, cette conversation pratique, concrète, déboucherait alors sur une forme la plus juste possible. Zukofsky suscite ainsi les voies de passage entre générations, un orphisme actuel que le préfacier précise en décrivant l'intervalle, les correspondances entre notre époque et celle où Zukofsky écrit ces textes. L'objectif incarne le concret, perchiste qui passe au-dessus de l'idéal : air qui dégèle celui-ci et l'intègre sans altérer son souffle à un devenir radical qui diverge de la prose et évalue la proportion de musique faite de notes qui possède les qualiés de la poésie.
Le troisième texte creuse la difficulté de définir la poésie. Faite de mots, de syllabes, de lettres dont les mouvements ont des hauteurs et des rythmes singuliers, les fréquences des vers, à l'image des ondes corpusculaires, la poésie a des airs de famille avec la musique mais aussi avec les autres arts qui s'influencent et se modifient constamment. Les condensations de ces matières par où se reconnaît l'art singulier de chaque poète, en quoi il devient alors compréhensible par tous les hommes, activent une énergie intense qui excède les sciences, l'histoire, la philosophie, sans jamais les supplanter ni relever du surnaturel. Mots, lettres, Image, Son, le Jeu des concepts, Zukofsky stabilise les hétérogénités des matières concrètes, sa vision libère les séparations des fragments dispersés dans l'espace-temps sans arrêter leurs mouvements.
Héros-Limite