Lire un livre demande un temps fou
or nous vivons dans une culture de la citation
Écrivain et poète « post-Internet », pourfendeur de l’écriture créative et défenseur du plagiat, Kenneth Goldsmith a de l’imagination à revendre et ne mâche jamais ses mots. Nous avons donc profité d’une escale parisienne du plus new-yorkais des théoriciens de la littérature pour échanger sur sa vision du futur de l’écriture.
Donner rendez-vous à un poète à 9 heures un lundi matin… Quelle idée nous avons eue là ! C’est finalement deux heures plus tard que Kenneth Goldsmith arrive, après une nuit d’errances parisiennes, ville où il est présent en tant que professeur invité par l’université Paris-VIII pour présenter l’uncreative writing – le contraire de l’écriture créative, donc –, discipline qu’il enseigne également à l’université de Pennsylvanie.
Dans ses cours, l’homme fait l’apologie du plagiat, de la copie, du vol et de l’emprunt littéraire. Fondateur d’UbuWeb, site d’archivage littéraire en ligne depuis 1996 qui se décrit comme une sorte de « Robin des bois de l’avant-garde », Kenneth Goldsmith est aussi le premier lauréat de poésie du Museum of Modern Art (MoMA) de New York et une figure de Twitter – 21 000 followers au compteur, peu commun pour un poète. Il lie l’évolution de la littérature à celle de la technique et a résumé ses vues sur le sujet dans un ouvrage dense mais passionnant, L’Écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique (Jean Boîte Éditions, 2018).
Pour cet amoureux des mots, le roman n’est pas en train de mourir puisqu’il s’est arrêté dès 1939 avec la publication de Finnegans Wake de James Joyce. Mais pas de panique : quatre-vingts ans plus tard, la littérature se porte quand même très bien si l’on en croit le dandy Goldsmith
Usbek & Rica : En France, nous venons de créer des masters de création littéraire pour imiter les réussites américaines en matière de creative writing. Vous enseignez l’uncreative writing en réponse à ce que vous considérez comme une défaite pour la création littéraire… Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?
Kenneth Goldsmith : L’écriture créative sert en réalité à faire des livres formatés. Ils se ressemblent tous dans le format, la voix, les personnages et les intrigues. Un de mes amis a fait une étude portant sur les livres candidats au Booker Prize et a montré qu’ils avaient tous la même structure narrative, qu’ils abordaient tous les mêmes thèmes... C’est désespérant mais c’est une industrie qui fonctionne ainsi. Je me souviens d’un cours à Columbia, en master, auquel on m’avait invité. Je leur expliquais ce que je faisais et ça ne les intéressait pas du tout car tout ce qu’ils voulaient, c’était vendre à Hollywood. Et donc faire la même chose. Alors qu’il faut oser le plagiat, la copie, l’absence d’originalité ! Toutes choses résolument prohibées par la technique du creative writing, et qui sont pourtant le seul moyen d’être véritablement original. Par ailleurs, la « créativité » s’est déployée partout : aujourd’hui, même les hôtels et les cafés sont « créatifs »… Donc je crois que ce mot n’est tout bonnement plus approprié. Il faut passer à autre chose.
Certains auteurs de fiction contemporains trouvent-ils quand même grâce à vos yeux ? Qui sont les grands écrivains de notre temps ? Jonathan Franzen, Chimamanda Ngozi Adichie ?
Non, désolé ! J’ai essayé, mais j’ai définitivement abandonné. Je lis de la fiction du XIXe siècle, voire du début du XXe. Je ne lis plus de fictions contemporaines car la réalité est bien plus intéressante et plus fictionnelle. La une du New York Times est bien plus folle que tous les romans d’aujourd’hui. Depuis vingt ans, nous avons de la télé-réalité partout, y compris un « président de télé-réalité ». Il n’y a pas encore d’art à la hauteur du personnage Donald Trump, qui vient de « The Apprentice » et comprend parfaitement l’hyper-réalité de l’époque. Il dépasse de très loin les œuvres d’art qui lui sont consacrées, y compris la mienne (à l’occasion de l’édition 2019 de la Biennale de Venise, Kenneth Goldsmith a présenté l’impression des 30 000 mails d’Hillary Clinton sujets à une investigation du FBI, ndlr). Donc, non, la réalité n’a plus besoin de romans. Pour moi, tout s’arrête en 1939 avec Finnegans Wake de James Joyce. Puis le roman est mort. Franchement, après un tel chef-d’œuvre, pourquoi s’ennuyer ?
Tout de même, après 1939, pas mal de choses ont changé, non ?
Oui, mais justement, je préférerais de loin lire des non-fictions sur la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup de gens ont essayé de faire de l’art sur la Seconde Guerre mondiale et c’était toujours en deçà de la réalité. Ça me fait penser à la critique très juste de Claude Lanzmann adressée à Steven Spielberg, dans la querelle entre Shoah et La Liste de Schindler : « Je ne vais pas imaginer des choses, il suffit d’écouter les personnes. » Donc pour moi, et j’ai peut-être tort, le roman s’arrête en 1939. Je m’intéresse tout de même à Burroughs, car il est épris de technologie, et à Borges, qui a prédit Internet. Tous deux font de la création littéraire en lien avec leur époque.
Michel Houellebecq
aurait dû copier intégralement des centaines de pages de Wikipédia et appeler ça son roman
Et l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), porté dans les années 1960 par des figures comme Georges Perec ou Raymond Queneau ? C’était une démarche incontestablement littéraire mais bien dans son époque, non ?
J’aime beaucoup leurs idées, surtout Perec. Mais ils sont plus intéressants en tant que concept qu’à lire vraiment. La Vie mode d’emploi ou La Disparition sont presque pénibles à lire alors que c’est merveilleux comme concept. Et on ne devrait en parler que comme tel. Idem pour les théoriciens du nouveau roman comme Alain Robbe-Grillet. Conceptuellement, je le trouvais formidable, mais quand j’ai lu ses fictions je me suis dit : « Oh mon Dieu, il écrit de vieux romans ! » Même Houellebecq, je trouve ça déprimant de manque de créativité. Je sais qu’il y a eu une polémique à la suite de quelques passages copiés sur Wikipédia, et je trouve ça inepte ! Il aurait dû copier intégralement des centaines de pages de Wikipédia et appeler ça son roman. Il s’est arrêté à mi-chemin…
Justement, quel intérêt à copier des passages déjà existants ? Vous dites qu’il n’existe pas l’équivalent du ready-made de Duchamp en littérature, mais qu’est-ce que cela apporterait ? Ne serait-ce pas de l’art contemporain plutôt que de la littérature ?
Une prof de Princeton avait demandé à ses étudiants d’essayer d’écrire à la manière de Jack Kerouac. Les résultats furent évidemment très décevants, comparés au chef-d’œuvre original. Les étudiants auraient appris beaucoup plus en écrivant un chapitre de Sur la route. C’est la manière dont tous les artistes s’approprient l’art. Picasso a d’abord copié Rembrandt sans chercher à être « créatif », et tous les étudiants en art copient les chefs-d’œuvre des musées, alors pourquoi la littérature devrait-elle faire exception ? Concernant le ready-made, effectivement, ça manque. Alors art ou littérature ? Ça dépend si le contexte dépasse le concept. Si vous installez le livret d’utilisation d’iPhone dans une galerie, c’est de l’art. Mais si vous le recopiez et l’insérez dans un livre, c’est une appropriation littéraire. Ce genre de pratique existe en musique avec les samples, et tout le monde en reconnaît la dimension artistique.
Vous écrivez qu’Internet est le lieu de la littérature postidentité car, avec le phénomène des avatars, on peut écrire en disant être à la fois une féministe, un suprématiste blanc ou un militant des minorités radicales. Cela signifie que l’écriture pousse à renoncer à son identité pour devenir multiple ?
Nous ne sommes pas la même personne en permanence. Ma vie est fragmentée entre mes différentes activités, mes différents interlocuteurs. Il serait stupide de penser que nous sommes unifiés, uniques, et Internet permet d’adapter notre expression à cette multiplicité. Nous devons accepter les fractures et les disjonctions d’identité au lieu de chercheur à tout unifier.
Un autre changement lié à Internet est ce que vous appelez « l’écriture télépathique », à savoir le fait que vos écrits sont modifiés par les retours que vous recevez en direct (commentaires, likes, etc.). N’est-ce pas un risque de laisser la popularité guider le style au détriment de la création libre ?
Ce n’est pas véritablement une révolution. Quand on écrit un livre universitaire, on a un certain nombre de relecteurs qui vous font des retours et changent un peu le propos. Internet, c’est le même principe de façon amplifiée, et en acceptant les critiques venant d’inconnus. Crowdsourcer des idées et des phrases n’est pas forcément une mauvaise idée, cela peut rendre le livre meilleur. Je pense qu’on verra de plus en plus d’écrivains tester des choses sur Twitter pour voir comment leur audience habituelle réagit et modifier leur travail un peu à la marge. Je n’y vois pas une forme d’aseptisation, plutôt une adaptation.
On lit moins de fiction aujourd’hui qu’il y a dix car on en regarde beaucoup plus sur des écrans. Que vous inspire cette évolution ?
C’est une question complexe. Le problème, c’est que lire un livre demande un temps fou. Or nous vivons dans une culture de la citation, pas de l’engagement. Le nouveau contenu, c’est le contexte. Nous savons tout sans l’avoir expérimenté et les réseaux sociaux amplifient cela : vous avez lu mille histoires et livres sans les avoir lus entièrement. Regardez Wikipédia : quand on vous renvoie vers un lien complexe, vous scrollez distraitement mais vous ne lisez pas tout. Résultat, les romans ont moins d’audience.
On lit toujours tout le temps
bien plus qu’il y a cinquante ans
Pour autant, on lit toujours, tout le temps, bien plus qu’il y a cinquante ans, et nous sommes même entravés dans notre envie de lecture : si nous lisions autant que nous le voulions, nous ne ferions que ça. On lit toute la journée, sur Facebook, Twitter et les newsfeeds sur nos téléphones. La technologie a comprimé l’écrit et la lecture, mais nous ne faisons que cela. Et nous avons toujours besoin des deux temporalités : quand je vais à la plage, je vois plein de monde avec un téléphone dans une main et un livre dans l’autre. Nous devons juste admettre que cela va bien et que l’environnement fracturé est le trait caractéristique de la modernité. La lecture sur Internet, c’est le flow ininterrompu. Or, pour construire du sens, il faut sortir de ce flow pour faire autre chose : peindre, livre, écrire. C’est ça la supériorité de l’homme sur la machine : sortir du flow une fois de temps en temps pour lire un livre de 1 200 pages.
Vous avez écrit un pamphlet contre la traduction (Against translation: displacement is the new translation, Jean Boîte Éditions, 2016)… traduit en huit langues. Dans un monde de plus en plus globalisé, pourquoi ce refus de la traduction, et donc de la possibilité de donner accès à tous à des œuvres étrangères ?
Parce que même les meilleures traductions au monde sont imparfaites. D’où le titre « Displacement is the new translation » (qu’on ne traduira pas, par souci de logique, ndlr). Il faut s’imaginer dans la peau d’un migrant qui arrive, dont la réalité est fracturée, et qui va se fier à ses émotions car il ne comprend pas tout. Sans traduction je ne vais pas comprendre mais j’aime sentir la différence. Quand je viens à Paris et que je me promène dans le quartier de Château-d’Eau, je ne comprends rien : j’entre dans un restaurant africain sans savoir ce que je commande, et je trouve ça délicieux et merveilleux à la fois. À quoi me servirait une traduction des plats proposés ?
À quoi ressemblera la littérature d’ici vingt ou trente ans selon vous ?
C’est dur d’écrire un livre sur la technologie car la technologie change tout le temps. Le mien a paru en 2011 (2018 pour la traduction française, ndlr), ce qui est déjà vieux à l’aune des réseaux sociaux, mais je crois que je ne me suis pas trop trompé. Aujourd’hui encore, regarder Internet, c’est observer un gigantesque copier-coller qui donnerait le tournis à Warhol. D’ailleurs, il n’y a pas de Warhol numérique car c’est trop large : personne ne peut emmagasiner toutes ces infos et les détourner.
Si nous regardions la technologie comme de la littérature, nous serions beaucoup plus apaisés
À mon avis, l’avenir de la littérature passe par une relation plus posée avec elle, mais c’est terriblement dur pour nous. Le langage est la chose la plus complexe et précieuse que nous possédions. Y toucher, c’est affecter toutes les institutions. Tout peut sauter avec les mots, et ce de toute éternité. On oublie parfois leur puissance, mais ils reviennent toujours : regardez les réseaux sociaux, tout y est mots (sauf Instagram) et cela prouve leur puissance. Et voyez comme ça a bousculé toutes les choses, toutes les conversations qui se perpétuent et se prolongent sans fin : le futur du langage est réplicatif. Pour penser l’avenir, il ne faut pas affronter la technologie mais avancer avec elle. Dans une perspective théologique, si nous regardions la technologie comme de la littérature, nous serions beaucoup plus apaisés.