En 2004,
je commençai un séminaire intitulé
Uncreative Writing
à l’université de Pennsylvanie. Il me semblait que les changements textuels que je remarquais dans le paysage numérique, résultant de l’intensifications des pratiques d’écriture en ligne, trouverait écho auprès d’une génération plus jeune, qui n’avait jamais connu d’autre environnement.
[…]
Dans ce chapitre, je veux partager les cinq exercices de base que j’ai proposés à mes étudiants pour les familiariser à l’idée d’une écriture sans écriture, et renforcer leur attention à la langue et ses richesses, telles qu’elles sont, et ont toujours été, partout autour d’eux.
La première chose que j’ai souhaité faire est d’obtenir qu’ils soient capables de penser à propos de l’acte d’écrire lui-même, et je leur ai proposé une consigne très simple : « recopiez-moi cinq pages » sans aucune explication supplémentaire. À ma propre surprise, la semaine suivante ils sont revenus en cours, chacun apportant un écrit unique. Leurs réponses étaient diverses, et très révélatrices. Quelques-uns avaient prévisiblement trouvé la chose insupportable et s’en étaient débarrassés au plus vite, d’autres avaient découverts combien cela pouvait être zen et relaxant, disant que pour la première fois ils avaient pu se concentrer sur le fait même de copier, à l’opposé du combat pour trouver « l’inspiration ». Au final, ils avaient baigné avec bonheur dans un état un peu amnésique, avec les mots et leurs significations dérivant ça et là dans leur conscience. Beaucoup étaient devenus attentifs au rôle que joue le corps dans l’écriture – depuis la posture jusqu’aux crampes dans les mains ou au mouvement des doigts –, et étaient devenus conscients du côté performatif de l’écriture. Une fille a dit qu’elle ressentait l’exercice plus proche de la danse que de l’écriture, entraînée par le battement rythmique des doigts sur le clavier. Une autre a dit qu’elle y avait trouvé la plus intense expérience de lecture qu’elle avait jamais eue ; en recopiant une nouvelle qui avait été sa préférée au lycée, elle avait découvert à sa grande surprise comme c’était pauvrement écrit. Pour beaucoup d’étudiants, ils commençaient à voir les textes pas seulement comme le support transparent d’un sens, mais comme d’opaques objets susceptibles d’être déplacés sur l’espace blanc de la page.
Dans le fait de recopier, une autre chose qui changeait d’un étudiant à l’autre, c’est le choix de quoi recopier. Par exemple, un étudiant qui choisit de dactylographier une histoire à propos de l’incapacité répétée d’un homme à aller au bout d’une relation sexuelle. Quand je lui demandai pourquoi c’est ce texte-là qu’il avait choisi de recopier, ile me répondit qu’il l’avait trouvé comme la plus parfaite métaphore de sa situation, frustré comme il l’était de ne pas s’autoriser à être « créatif ». Une fille, qui dans ses heures libres était serveuse, avait décidé de dactylographier le menu de son restaurant dans le but de mieux s’en souvenir pour son travail. La chose curieuse étant que ça avait manqué : elle détesta la consigne et se mit en colère du fait que ça ne l’avait pas aidée du tout pour son travail. Bonne opportunité de se souvenir que, souvent, la valeur artistique consiste en son inutilité pratique.
La critique consista d’abord en un examen rigoureux des éléments du paratexte, qu’on considère sinon en-dehors du spectre de l’écriture mais qui, en fait à tout à faire avec l’écriture. Des questions surgirent. Quelle sorte de papier avez-vous utilisée ? Pourquoi s’être servi du papier générique d’imprimante, alors que l’édition sur laquelle on recopiait était un épais papier crème et granuleux ? (C’était surprenant pour moi que les étudiants n’aient jamais abordé cette question, ayant toujours une ramette de ce papier générique à disposition.) Qu’est-ce que le papier dont vous vous servez révèle de vous-même : de votre esthétique, de votre économie, de vos usages sociaux, politiques et environnementaux ? (Les étudiants avouèrent que, dans un monde où ils étaient supposé avoir plus de choix et de liberté que jamais, ils tendaient à reconduire l’habituel. Sur les plans économiques et sociaux, s’ensuivit une discussion à propos des coûts et de la disponibilité, révélant des différences de classe jusqu’ici invisibles : quelques-uns des étudiants les plus aisés surpris de découvrir que certains de leurs camarades n’auraient pu se payer un papier de meilleure qualité. Environnementaux, quand la plupart avouaient se sentir concernés quand au gaspillage, mais qu’aucun d’eux n’avait envisagé une distribution numérique de sa recopie à leurs camarades de classe, tous ayant eu par défaut le réflexe d’imprimer et de distribuer des tirages papier à l’ensemble du groupe.) Et reproduisez-vous exactement la disposition de la page initiale, ou passez-vous simplement des mots d’une page à l’autre, selon ce que les réglages de votre traitement de texte y conduisent ? Est-ce que votre texte impose une lecture différente selon qu’il est en Times New Roman ou en Verdana ? (De la même façon, la plupart des étudiants se contentaient des réglages par défaut de leur traitement de texte, sans alignement à droite – le réglage initial de Word –, alors que le texte recopié était justifié. Très peu avaient pensé à reproduire dans leur traitement de texte un saut de page correspondant aux pages qu’ils recopiaient. Et pareil avec les polices : très peu avaient jugé utile d’essayer autre chose que le Times New Roman. Aucun n’avait pensé aux implications historiques ou industrielles du choix de police, comme du fait que le Times Roman évoque, tout en étant très différent de la police avec lequel il est imprimé, le New York Times – sans même parler de l’influence décroissante d’un géant des médias autrefois tout puissant –, ni que Verdana, conçue spécifiquement pour la lisibilité écran, est la propriété privée du groupe Microsoft. En bref, que chaque police est porteuse d’une histoire sociale, économique et politique complexe qui peut – si nous n’y portons pas attention – affecter la façon dont nous lisons un document.) Pour conclure, nous constatâmes qu’écrire avait été pour eux jusqu’ici été une expérience transparente, parce qu’ils n’avaient jamais considéré que la construction des mots qu’ils créaient sur une page, et ce qui en résultait de sens.
Et de suite c’est la façon aussi qu’on les étudiants de présenter leur travail que nous regardons de près. Un étudiant par exemple disant en prologue de la présentation de son travail à la classe, sans y penser, que ce n’est pas « un texte qui allait changer le monde », ce qui est habituellement un euphémisme pour « ce truc-là ne vaut pas grand-chose ». Mais, dans ce contexte, la phrase qu’il a utilisée conduisit à une discussion échauffée d’une demi-heure sur la capacité ou l’incapacité de l’écriture à changer le monde, ses implications politiques, ses conséquences sociale, et tout ce qui peut dériver d’une platitude de langage parlé, innocente mais approximative.
Kenneth Goldsmith
Uncreative Writing
2011
Traduction François Bon
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