.
Théâtres et roues de mémoires
Lorsque Giulio Camillo reçoit de François 1er les subsides nécessaires pour terminer son Théâtre Magique, l'art de la mémoire est toujours, et cela depuis les Grecs, l'objet d'un culte, comme subdivision de la Prudence, l'une des quatre vertus essentielles.
Le principe consiste à choisir une suite de lieux (les chapelles d'une église) pour y distribuer le texte à retenir. Lecture horizontale. L'orateur, en rappelant le parcours, rétablit son propos. D'autres méthodes utilisent des images, surchargées de signes que le narrateur consulte et qui sont autant d'indications sur les divers éléments du discours. Simulacres d'écriture intérieure.
Au Moyen-Age, les moines surtout pratiquaient cet art et le développent. Certains virtuoses - Thomas d'Aquin - en font une activité essentiellement religieuse. Architectures gothiques, retables, tableaux (quelquefois des plaidoyers, des sermons complets) et plusieurs oeuvres littéraires (l'enfer) tiennent lieu de véhicules mnémotechniques; il arrive même qu'ils soient conçus dans ce but. Selon la longueur du texte, les édifices d'une ville ou les étapes d'un périple rempliront ces rôles.
Les humanistes misent sur la découverte de l'imprimerie pour mettre un terme à ces exercices qui révèlent à leur sens de la superstition ; c'est sans compter avec le néo platonisme de la Renaissance qui va produire alors des systèmes mnémotechniques autrement ambitieux.
Ainsi Camillo se propose-t-il de réunir en un lieu unique - son Théâtre - toutes les sciences et tous les principes universels. L'homme sur scène (le microcosme) pourra, d'un coup d'oeil, balayer l'ensemble des connaissances (le macrocosme) réparties en demi-cercle (la lecture s'incurve) sur les gradins devant lui.
Le chiffre sept est magique. Une géométrie rigoureuse à base de cercles et de triangles, détermine les positions de la scène et des sept piliers soutenant la structure. Un même nombre de planètes et d'anges supérieurs définissent d'autres partages. Camillo , tout en reconnaissant la suprématie de la Trinité, introduit à son oeuvre l'hermétisme et la kabbale, les sciences occultes, que domine le soleil, considéré comme sculpture de Dieu. Car à l'instar des Égyptiens qui recherchaient pour leurs statues des proportions parfaites où se coulerait l' Âme divine, la Magie solaire doit irradier sa puissance dans tous les segments du réseau, afin que l'omniscient devienne l'interlocuteur direct des forces cosmiques et puisse manoeuvrer un système analogue à celui de Dieu.
Roue de Mémoire de Giordano Bruno
Le talisman. L'objet frappé des sceaux kabbalistique. Seule la perfection en fera une fée. Chaque case du Théâtre deviendra talisman ; pour lors, Camillo attribue à chacune un coffret plein de programmes (Duchamp fit de même pour le Grand Verre, s'appliquant à la confusion des données). Il s'agit ici de conjurer l'âme pour gagner l'Harmonie Universelle. Le projet ne sera pas achevé.
Le système de Giordano Bruno (15486 - 1600) paraît infiniment plus complexe et audacieux. A cette époque, Les Roues de Mémoire d'un certain Lull passionnent l'opinion tout comme les ordinateurs de nos jours . Bruno reprend ce dispositif et s'emploie à le perfectionner ; avec lui, la lecture devient circulaire et vertigineuse ; la mémoire occulte , carrément.
Ici, 30 est magique. La roue, divisée en trente rayons ( les lettres de l'alphabet latin, plus quelques lettres hébraïques) et cinq anneaux (les voyelles), présente cent cinquante cases. Chaque anneau est à rotation autonome, ce qui offre une infinité de combinaisons. Bruno assigne à chaque case la divinité propre à telle connaissance ou tel élément. Parmi d'autres, on trouve représentés le monde astral, les planètes, le zodiaque, les ordres minéral et végétal, les métiers, objets sacrés, divinités du jardin et du miel, de la chasse, de la chirurgie, de la circoncision, de la nécromancie, des orgies, des arts musicaux, martiaux et stratégiques. Le soleil gouverne au milieu et la Magie articule l'ensemble. L'objectif de Bruno est d'unir l'Un et le Tout ; que sa roue soit la pierre philosophale de la psyché. Magie sombre, plus ou moins noire, païenne, où la religion officielle apparaît mais sans nullement prédominer.
On pense que les Francs-Maçons et les Roses-Croix trouvent l'origine de leurs doctrines dans l'art de la mémoire et que le Globe Theater de Shakespeare fut construit d'après des modèles inspirés des théories de Bruno.
Cependant, les audaces de cet anciens dominicains de Naples, pris au coeur et au piège de son propre circuit, malgré l'aide initiale de Henri III et la protection de certains ambassadeurs à Londres et en Allemagne, le conduisent - non plus au soleil - au bûcher.
Source François Tétreau
Jungle N°6 la mémoire l'amnésie
Frances A.Yates
The Art of Memory université de Chicago 1966
Gallimard 1974.
.