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L.A. Photographie, Rio de S.Trovaso, Venise Sept.2008)°
Celui qui connaît les herbes qui jaillissent ici de la pierre et poussent ainsi sur les murs est sans doute à même de poser un autre regard sur les tableaux des maîtres vénitiens. Un bouquet de pariétaires à la main, je me suis dirigé vers le palais Labia, décoré par Tiepolo : j'ai contemplé avec un oeil reposé les peintures murales, remarquant des détails qui m'avait échappé lors de mes précédentes visites. Je suis allé ensuite à la Scuola San Rocco, patron des pestiférés, décoré par le Tintoret. Sur une immense toile représenta la crucifixion, on voit, entre autres, une gracile Morelle. Au pied de la croix, dressée au moyen de cordages qui soutiennent les bras et les épaules du Christ, une plante aux petites feuilles étranges, semblables à celles de la Chélidoine, jaillit de sous une pierre. Et sur le tableau de même maître représentant la Cène, tout en clair-obscur, une herbe semblable à celles que je viens d'évoquer, pousse entre deux marches d'un escalier que monte un chien gris. Sur le calvaire de Tiepolo, dans l'église Saint-Alvise, le Christ, détaché de la croix, gît sur un tas de pierres d'où dépassent de chétives petites feuilles de l'herbe murale. Sur un autre tableau de Tiepolo, longtemps exposé dans l'égise Saint-Agathe, chez les bénédictins de Lendinara, une longue pousse de pariétaire couleur vert sombre forme comme une torsade autour du manteau bleu de la sainte martyre. A la galerie de l'Académie, on peut voir le Capriccio con colonato e cortile de Canaletto : le long de la colonnade, d'entre les dalles de la cour pénètrent des touffes d'une plante sauvage et anonyme. A Jérusalem aussi des tiges semblables jaillissent de joints du Mur des Lamentations. Elles forment par endroits des petits bouquets, sans doute arrosés par les larmes de la prière ou du repentir.
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(L.A. photographie, Rio de S.Trovaso Venise sept. 2008)
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J'ai marché ainsi pendant des jours, me lançant dans de nouvelles recherches, allant contempler à nouveau les tableaux de Carpaccio et de Giorgione, du Titien et de Veronese. Eux aussi, en leur temps, avaient longé ces murs où poussent une flore triviale. A leur époque elle y croissait et se fanait. Elle était là, dans la Venise d'alors, comme elle l'est dans celle que j'arpente à présent. Ces plantes appartiennent à l'une et à l'autre.
Rares sont ceux qui connaissent encore leurs noms. Même les dictionnaires hésitent, les citant dans le désordre, les confondant. Les escaliers, les porches, les vérandas, les balcons les dérobent au regard des passants. Mais ce ne sont pas de simples mauvaises herbes qui empiètent sur les autres plantes. Aucune ne jalouse la place qui est la leur, elles ne dérangent personne. Une histoire différente, plus équitable, accordera à ce prolétariat végétal une place plus honorable. Sans lui, l'image du monde - et celle de Venise en particulier- serait certainement moins attrayante.
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Predrag Matvejevitch; l'Autre Venise, Fayard)