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Je lis avec des ciseaux
excusez-moi
et je coupe tout ce qui me déplaît
Aveu terrible, intolérable : dire crûment et écrire noir sur blanc la petite cuisine à laquelle chacun se livre dans l'intimité de son cabinet, omettre les formes à ce point. Quelle sauvagerie d'homme des bois ! […] De quoi s'était rendu coupable l'agent forestier pour que sa lettre fît tant de bruit dans la capitale ? Quelle différence entre sa bibliothèque et une anthologie, un manuel scolaire? Il s'était débarrassé du déchet, il avait crié la vérité de la lecture comme excitation et dilacération, il pratiquait cette vérité brute et passait à l'acte sur les livres. “Le véridique”, dit bien Céline. Car cela ne se dit pas, ne se fait pas.
Lire un crayon à la main
recopier dans son calepin
cela est bon et bien
Mais découper et surtout jeter
mettre le reste aux ordures
quelle inconvenance !
Or au fond
pour l'essentiel
c'est la même chose
L'essentiel de la lecture est ce que je découpe
ce que j'excite
sa vérité est ce qui me plaît
ce qui me sollicite
Mais comment les faire coïncider ? La citation est l'illusion d'une coïncidence entre la sollicitation et l'excitation, illusion poussée à l'extrême chez l'agent forestier, symptôme de la lecture comme citation. Il fallait le faire taire, car l'homme aux ciseaux est le seul vrai lecteur. Valéry avouait : “Je lis avec une rapidité superficielle, prêt à saisir ma proie.” Il est vrai qu'il ajoutait aussitôt : “Je tente d'écrire de telle sorte que, si je me lisais, je ne pourrais lire comme je lis.” Sans doute n'eût-il pas non plus aimé qu'on fît l'homme aux ciseaux dans ses livres.
A. Compagnon
La Seconde main ou le travail de la citation
Seuil
1979
p. 28
la citation de P. Valéry s'y trouve ainsi référencée:
P. Valéry
Cahiers
Paris
La Pléiade
1973
t. I, p. 249
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