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traduction d’Antoine Deseix
Le ciel pâlit et quelques secondes plus tard, menaçant et proche, le tonnerre éclata comme un roulement d’artillerie. Rand avait l’impression de se lancer à la bataille, de traverser des frontières, de s’enfoncer dans des champs détrempés tapis sous des nappes de brume. C’était l’été. Les rivières étaient glauques. On entrevoyait au passage des ponts, des granges, des cours jonchées de caisses où s’entassaient des bouteilles vides et parfois, fugitivement, des montagnes dans une déchirure de nuages. Il ne parlait pas français. Ces petites agglomérations pelotonnées sur elles-mêmes avec leurs boutiques aux enseignes bizarres lui paraissaient dérisoires et, en même temps, il avait envie de les connaître.
Il commençait à y avoir de la circulation. Les phares des voitures étaient d’un jaune sulfureux. La pluie avait cessé mais les montagnes étaient cachées derrière une sorte de fumée. C’était comme si le décor avait été mis en place. Soudain, à Sallanches, la vallée s’élargit. Tout au fond, vision surprenante, le géant de l’Europe, le mont Blanc se dressait à l’improviste, auréolé de lumière.
Plus grand qu’on ne pouvait l’imaginer et, vu de près, encapé de neige. Cette première et grandiose image devait bouleverser la vie de Rand. La montagne l’aimantait, elle s’élevait avec une lenteur infinie comme une vague prête à l’engloutir. Rien ne pouvait lui résister, rien ne pouvait lui survivre. Dans la foule des aérogares, dans les villes traversées, sous la pluie, il traînait avec lui des rêves et des espérances qui, pour être vagues, n’en étaient pas moins exaltants. Il sommeillait avec eux comme on dort sur ses valises, abruti par le voyage, et, brusquement, les nuages s’étaient défaits, dévoilant dans une lumière rayonnante le symbole de tout ce qui le hantait. Son cœur battait sur un rythme étrangement insistant comme s’il était en fuite, comme s’il avait commis un crime.
Ils arrivèrent à Chamonix dans la soirée. Le silence régnait sur la place devant la gare. Le ciel était encore lumineux. Rand descendit du car. Bien que l’on fût à la mi-juin, il faisait frisquet. Les deux autres voyageurs montèrent dans un taxi pour se faire conduire à l’hôtel. Rand se retrouva seul. La ville était visiblement déserte. Il avait l’impression bizarre — c’était presque un avertissement — d’être en un lieu familier et il jeta un coup d’œil autour de lui comme à la recherche d’un détail qui lui confirmerait ce sentiment de déjà-vu. Les hôtels qui faisaient face à la gare avaient l’air d’être fermés. L’entrée de l’un d’eux était éclairée. Un chien qui gambadait sur un toit surbaissé le regarda. Les derniers rayons du soleil caressaient la cime des arbres.
Source Œuvres Ouvertes
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