de la lettre
du voyant à la Bhagavadgītā
la doctrine du
non-soi
la doctrine du non soi en sanskrit Anātman
distingue le bouddhisme comme
une déviance
de la croyance hindoue de l’Ātman
le soi ou l’essence pure
seulement du point de vue de la non individuation plutôt que du non soi le Je est autre de la lettre du voyant propose une nuance à cet aspect de la doctrine bouddhiste
la présence de Rimbaud
le Grand Jeu
depuis toujours les poètes usent de leur intelligence et de leur sensibilité pour décrire ou suggérer ce qu’ils considèrent comme l’essence d’un système clos
ils versent des pleurs sur eux-mêmes attachent des rubans aux gerbes des saisons et dérobent aux femmes leur bâton de rouge afin de se dessiner sur la poitrine une plaie émouvante et commode
pour eux l’art est de polir joliment une phrase et de tourner avec grâce autour des mystères
l’enthousiasme leur paraît du dernier commun et ils ne souffrent la passion que dans un cas strictement défini
tout problème métaphysique leur est une manière de scandale
ils sont passés à l’état d’amuseurs publics et semblent s’accommoder fort de cette fonction
on les étonnerait grandement en leur parlant du pouvoir de la Poésie et en leur annonçant qu’il n’y a de Poésie que du général
ils ne réfléchissent pas que persona veut dire masque et la dissemblance de leurs visages et de leurs réactions est pour eux le meilleur signe que tout individu constitue un univers parfaitement fermé une personnalité
nul effort de dépouillement chez ces tristes chanteurs
la conception individualiste du Moi est à la base de l’échec poétique éprouvé depuis deux mille ans par le monde occidental
si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui depuis un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse en s’en clamant les auteurs !
l’effort de révision des valeurs entrepris par Rimbaud devait aboutir à cette conclusion
la Poésie d’
une race est son plus pur
reflet
le monde occidental dominé par une religion et des institutions individualistes ne pouvait produire qu’une poésie appliquée au sensible puisque seul le désir d’unité permet à l’esprit humain d’opérer la synthèse qui le fait remonter à l’idée
par quelle notion du Moi
Rimbaud prétend-il donc remplacer l’individualisme
de l’Occident
?
souvenons-nous de ses lectures à la bibliothèque de Charleville
la littérature de la Grèce ancienne le fit accéder à la métaphysique de l’Orient dont il retrouva les échos dans ses lectures cabalistiques
Platon le conduisit à Pythagore et de ce dernier il remonta jusqu’aux Mystères orphiques que l’Orient transmit à la Grèce
c’est dans cette somme qu’il convient de chercher la conception de la personnalité proposée par le poète
le Védisme et le Brahmanisme enseignent que l’âme humaine n’est qu’une étincelle du feu universel reflet de Dieu au cœur de sa masse
il n’y a pas de dualité entre Dieu et la création comme l’entend la religion occidentale sous sa forme orthodoxe
cette dualité ne peut se concevoir puisque si l’on admet que Dieu crée un objet en dehors de lui-même il perd sa qualité d’Absolu
Jusqu’ici le problème que crée notre impression actuelle de personnalité reste irrésolu
voyons s’il n’est pas quelque moyen de le vaincre
Dieu parfait est tout amour
or aimer
c’est prendre conscience d’une dualité
mais comme toute dualité est par nature interdite à l’Absolu le désir de Dieu ne peut que localiser tant qu’il dure des parcelles de sa divinité
ces parcelles ou mieux ces âmes font partie de l’Unité mais ne sont pas l’Unité même
elles tendent à revenir s’y confondre mais leur limitation momentanée au cœur de l’illimité leur impose une série d’expériences dont le but est la réalisation même de cette Unité
Je Est Autre
Je Est Dieu En Puissance
l’âme humaine est donc réellement omnisciente puisqu’elle baigne en Dieu mais la plus grande partie de ses pouvoirs est obturée par la matière qui la cerne et ce que nous nommons centre de conscience n’est en réalité qu’une lueur infiniment faible émanée de la conscience totale
le centre de conscience ne réfléchit qu’une opposition entre la restriction de la connaissance humaine et la possibilité
d’une science Infinie que l’homme pressent et recherche
cette opposition diffère évidemment d’intensité avec le degré d’évolution atteint par l’âme au cours de ses expériences
le masque
imposé par la matière est particulier à chaque esprit
autant d’hommes
autant de personnalités
la vraie conscience ne peut se retrouver que par l’oubli de ce que nous nommons ici-bas la conscience
lorsque dans la conversation nous cherchons un nom quelconque sans pouvoir nous le rappeler il n’y a qu’au moment où nous détournons notre attention de cette recherche que le nom perdu se retrouve
ce phénomène banal m’apparaît singulièrement révélateur de l’obstacle apporté par la conscience à la découverte de la vérité
c’est que celle-ci se confond avec la notion d’unité et que tout acte de conscience tel que nous l’entendons est basé sur l’attention
or
faire attention
c’est
s’intéresser
et par là même s’individualiser
nous avons vu que les esprits sont réellement en Dieu
d’où cette parole d’un philosophe hindou
Brahman
est vrai
le monde
est faux
l’âme de l’homme est Brahman et rien d’autre
c’est ce qu’exprime Rimbaud en écrivant
Je est un autre
il eut aussi bien pu écrire
Je est Dieu en puissance
pour remonter à la conscience suprême il est essentiel de cultiver en soi l’inattention et le désintérêt puisque leurs contraires nous procurent le sentiment d’une personnalité à jamais distincte et nous amènent à confondre avec la Lumière un seul reflet de son éclat
se désintéresser sur le plan matériel
c’est arriver à l’altruisme
se désintéresser sur le plan psychologique
c’est parvenir à Dieu
n’est-il pas révélateur de mettre en regard telle phrase du Bhagavad Gîta qui concerne la conception du moi et les lignes qu’écrivit Rimbaud sur le même sujet
?
celui dont l’esprit
est égaré par l’orgueil de ses propres lumières
s’imagine que
c’est lui-même qui exécute toutes les actions
résultant des principes
de sa constitution
L’influence De La Métaphysique Orientale
la confusion qu’établit Rimbaud entre la Parole et l’Idée résulte directement de la solution que fournit au problème de la matière la métaphysique dont il est pénétré
on y trouve que le monde existe parce que Dieu le pense et le prononce
Elle dévoile donc entre l’Idée et la Parole une similitude que la simple psychologie humaine vérifie d’ailleurs complètement :
la pensée même silencieuse s’appuie toujours sur des combinaisons de formes ou de sonorités (ce qui est même chose puisque les parfums les couleurs et les sons se répondent et pareillement une pensée particulière naît de chaque combinaison d’harmonies ou de formes
il n’y a
pas
d’idée sans parole
ni
de parole sans idée
en poursuivant plus loin l’analogie on arrive à réaliser que la Vie ne peut se concevoir sans la Matière non plus que la Matière sans la Vie
l’une et l’autre ont la même source qui est la pensée divine manifestée par la Parole
or s’il existe une parenté entre les effets d’une même cause la Vie et la Matière loin de s’opposer doivent être les aspects d’une réalité unique
les différences que présentent ces aspects sont de même nature que celles que l’on constate entre les notes d’un accord musical
les vibrations rapides engendrent
des notes aiguës,
et
les vibrations lentes
des note graves
la Parole divine a de même façon fait naître des plans successifs dans l’Univers
et si l’on peut classer les sons en deux grandes catégories
les sons aigus et les sons graves
il est également possible de diviser les plans de l’Univers en plan des Idées et plan des réalités sensibles ou encore en monde sans forme et monde de la forme
voici ce qu’écrit Rimbaud à ce sujet
donc le poète est vraiment voleur de feu ...
si ce qu’il rapporte là-bas a forme il donne forme
si c’est informe donne de l’informe
en ce qui concerne
la continuité établie entre l’Esprit et la Matière
il déclare
cet avenir sera matérialiste
vous le voyez
lettre du voyant
plus exactement
il faut dire qu’il n’y a ni Esprit ni Matière
mais
un Esprit-Matière
le monde sans forme dont nous avons parlé n’existe que pour l’observateur qui fonctionne sur le plan sensible
s’il lui était donné au contraire d’être éveillé sur le plan des Idées le monde sans forme deviendrait pour lui
un autre monde de la forme
la distinction n’est qu’empirique
et relative à l’homme conscient sur le plan physique
la nature des réalités varie avec la fréquence des vibrations qui leur ont donné naissance
un certain nombre est par conséquent assigné à chaque état de l’Esprit-Matière
toujours pleins
du Nombre et de l’Harmonie
écrit Rimbaud
ces poèmes
seront faits pour rester
l’influence pythagoricienne se fait ici nettement jour
nous quittons
l’Orient pour la Grèce
mais
nous n’abandonnons pas
une métaphysique pour une autre
c’est qu’en effet s’il n’est pas historiquement établi que Pythagore fit un voyage aux Indes ou en Égypte il n’en est pas moins vrai que son enseignement est une pure adaptation de l’Orphisme et par conséquent des doctrines orientales :
c’est à la libération de l’élément divin par la possession définitive de l’immortalité bienheureuse que tendent l’initiation et le régime de la vie orphique
le corps n’est pour notre âme qu’une chaîne qu’un tombeau qu’une prison et du moment que le corps est l’élément impur qui emprisonne l’âme l’homme a le devoir de s’en détacher de s’en dégager...
notre grand devoir est de nous purifier
note
au
Phédon de Platon
nous retrouvons ici la notion d’une conscience universelle à laquelle il est possible de remonter par la purification et le détachement du sensible obtenus à travers de multiples expériences
en un mot
toute la métaphysique orientale est là
Pythagore s’attachait particulièrement à l’étude de l’Esprit-Matière dissocié en choses par les vibrations qui les conditionnent et basait spécialement son enseignement sur la science des Nombres
on trouve
dans le catéchisme des Acoumastiques
qu’y a-t-il de plus sage
?
Le Nombre
qu’y a-t-il de plus beau
?
L’Harmonie
et chez
Philolaüs
toutes les choses qu’il nous est donné de connaître possèdent
un Nombre
et rien ne peut être conçu
sans le Nombre
ou encore
l’Harmonie
est l’unification du multiple
composé
et l’accord du discordant
Rimbaud conçoit donc au rôle du Nombre dans la Poésie une importance essentiellement métaphysique et pressent des principes plus vastes aux lois de la poétique à venir que ceux de l’acoustique ou de la mnémotechnie empiriquement observées
fidèle à son système il ne conçoit pas d’opposition entre l’Idée et la Forme non plus qu’entre l’Esprit et la Matière
en attendant
demandons aux poètes du nouveau
idées et formes
exige-t-il
la solution qui logiquement résulte de ce système est de se détacher du sensible qui nous cache les réalités supérieures pour accéder aux domaines que l’intuition pressent
un nouveau mode de connaissance va donc naître
la Voyance
il ne s’agit point là d’une vision littéraire de la vie comme ont semblé le comprendre jusqu’ici les commentateurs de Rimbaud mais d’une contemplation métaphysique de l’Absolu
le poète doit être voyant
à travers
Pythagore et Platon
Rimbaud
accède à la méthode
que les Grecs empruntèrent à l’Orient
toute poésie antique
aboutit à la poésie grecque
commence-t-il
et
il achève
sa lettre par cette affirmation
Ainsi
je travaille à me rendre
voyant