En 1993
je me souviens
avoir senti physiquement,
de façon progressive mais physiquement,
ma pensée s’émanciper de la faculté
de juger.
Noein
se disjoignait de
krinein.
D’étranges muscles s’assouplirent.
Je vis soudain clairement la Urteilskraft en action :
en train de mener toutes ses guerres,
guerres d’intégration,
conflits d’honneur,
guerre morale,
guerre de religion,
guerre de goût,
guerre de classe
(guerre faite précisément au nom d’
un goût précisément dit “de classe”,
classicus,
classique).
Le jugement,
fait d’opinions,
est communautaire,
c’est-à-dire linguistique,
dialogique,
fratricide.
Le jugement est vigilance.
Attention : “Attention !”.
Il sépare,
discrimine,
hiérarchise,
montre du doigt,
exclut,
tourne le pouce.
C’est cette modalité de la pensée collective
(judicare, krinein)
que je me résolus finalement à quitter.
C’était le printemps.
C’était le mois d’avril.
Je traversais le pont qui mène au Louvre
à rebours gagnant la rue
de Beaune.
Je privilégiais soudain la pensée
au sens plus ancien,
plus radical,
plus originaire,
de noèsis.
Pensée qui cherche la trace.
Qui suit à la trace la proie qu’elle ignore
et dont son flair est si curieux
dans l’invisible.
Veillance
infiniment souple qui rêve son désir.
Noein est ce museau qui re-cherche,
individuellement,
de vestige en indice.
Yeux fermés.
Étrange attention inattentive qui va jusqu’à franchir la limite de la contemplation elle-même dans l’extase
(c’est le théorétique chez Aristote,
c’est l’extatique chez Loggin le Rhéteur,
c’est la nuit de l’âme chez Jean de La Croix).
Je quittais la lecture consciente,
appliquée,
jugeante pour la lecture inconsciente,
œuvrante,
voyageante.
Un autre mode de vie
se cherchait dans l’habitude jusque là orientée
et monotone des jours.
Je poussais la porte du bureau
de mon ami Antoine Gallimard et lui disais adieu.
Je prévins trois amis par téléphone.
Aussitôt
l’Agence France-Presse distribua la nouvelle
et on ne me vit plus