Dans
la haute antiquité il n’y avait ni prince
ni sujets
On creusait des puits pour boire
et l’on labourait la terre pour se nourrir
On réglait sa vie sur le soleil
On vivait dans l’insouciance
sans jamais être importuné par le chagrin
Chacun
se contentait de son lot
et personne ne cherchait à rivaliser
avec autrui ni à exercer
de charges
De gloire et d’infamie point
Nuls sentiers ne balafraient les montagnes
Ni barques ni ponts
n’encombraient les cours d’eau
Les vallées ne communiquaient pas
et personne ne songeait à s’emparer de territoires
Comme il n’existait pas
de vastes rassemblements d’hommes
la guerre était ignorée
On ne pillait pas les nids des oiseaux
on ne vidait pas les trous d’eau
Le phénix
se posait dans la cour des maisons
et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les parcs
et les étangs
On pouvait marcher
sur la queue des tigres et saisir
dans ses mains
des boas.
Les mouettes
ne s’envolaient pas
quand on traversait les marais
lièvres et renards n’étaient pas saisis de frayeur
quand on pénétrait
dans les forêts
Le profit
n’avait pas encore fait son apparition
malheurs et troubles étaient inconnus
Lances et boucliers
étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles
ni fossés
Les êtres
s’ébattaient dans l’indistinction
et s’oubliaient dans le Tao
les maladies
ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les hommes
qui tous mourraient de vieillesse
Chacun gardait sa candeur native
sans rouler dans son cœur de froids calculs
L’on bâfrait et l’on s’esclaffait
On se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait
La parole était franche et la conduite sans façons
Comment
aurait-on songé à pressurer les humbles
pour accaparer leurs biens et à instaurer des châtiments
afin de les tomber sous le coup
de la loi ?
Puis la décadence vint
On recourut à la ruse et à l’artifice
Ce fut la ruine de la vertu
On instaura la hiérarchie
On compliqua tout avec les génuflexions rituelles
les salamalecs et les prescriptions somptuaires
Les hauts bonnets
de cérémonies et les vêtements chamarrés apparurent
On empila la terre et le bois
en des tours qui percèrent la nue
On peinturlura en émeraude et en cinabre
les poutres torsadées des palais
On arasa des montagnes
pour dérober à la terre ses trésors
On plongea au fond des abysses
pour en ramener
des perles
Les princes rassemblèrent
des monceaux de jade sans réussir à satisfaire
leurs caprices
ils se procurèrent des montagnes d’or
sans parvenir à subvenir
à leurs dépenses
Vautrés dans le luxe et la débauche
ils outrageaient le fond
primitif
L’homme s’éloigne chaque jour d’avantage
de ses origines et tourne le dos un peu plus à la simplicité
première
Que
le prince
prise les sages,
et le peuple cherche à se faire
une vaine réputation
de vertu
qu’il convoite les biens matériels
et il favorise la rapine
Car dès lors que l’on fait miroiter des objets
susceptibles d’attiser les convoitises
on ruine l’authenticité que
l’homme abrite en
son sein
Pouvoir et profit ouvrent la voie
à l’accaparement et à
la spoliation
Bientôt l’on se met à fabriquer des armes tranchantes
déchaînant le goût de
la conquête
On craint que les arcs ne soient pas assez puissants
les cuirasses pas assez solides
les lances assez acérées
les boucliers assez
épais
Mais
sans guerre ni agressions
tous ces engins de mort seraient bons à mettre
au rebut
Si le jade blanc
ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes
de cérémonie ?
Si le Tao n’avait pas périclité
aurait-on eu besoin de se raccrocher à la bonté
et à la justice ?
C’est ainsi qu’il fut possible aux tyrans Kie et Tcheou et à leurs émules des faire griller leur prochain à petit feu de mettre à mort ceux qui leur adressaient des remontrances de couper en rondelles les princes feudataires de transformer en hachis les chefs territoriaux de disséquer le cœur des sages et de scier les jambes de qui bon leur semblait
ils se livrèrent aux pires excès de la barbarie
allant jusqu’à inventer le supplice
de la poutre ardente
Si de tels individus étaient restés de simples particuliers même dotés du plus mauvais fond et des désirs les plus monstrueux jamais il ne leur aurait été loisible de se livrer à de telles exactions
Mais du fait qu’ils étaient princes ils purent donner libre carrière à leurs appétits et lâcher la bride à leurs vices si bien qu’ils mirent l’empire à feu et à sang
Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux
Comment agiter les bras quand ils sont pris dans les fers et faire preuve de résolution quand on se morfond dans la boue et la poussière ?
Prétendre apporter la paix grâce aux rites et corriger les mœurs par les règlements dans une société où le maître des hommes tremble et se tourmente en haut de son palais tandis qu’en bas le peuple se débat dans la misère me semble aussi vain que de vouloir endiguer les eaux du déluge avec une poignée de terre et obstruer avec le doigt la source jaillissante et insondable d’où proviennent les océans.
Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois