Peut-on vivre comme si...
Avec les histoires de l’Europe actuelle,
ce n’est pas seulement qu’on craigne pour sa vie et pour la paix - pour sa paix, mais aussi et surtout les déchirements et les souffrances de la conscience. C’est un mal affreux que l’âme sent en elle, que toutes ces gifles données à la justice. Je ne peux pas t’exprimer combien je suis dégoûté et combien je souffre moralement, je pleure intérieurement sur toutes les souffrances du monde, sur tous les crimes affreux commis par les Etats, à cause d’un orgueil vraiment impie. Nous vivons des temps d’apocalypse et de martyre. Chaque jour notre conscience d’homme est souffletée et on se sent entouré par la lèpre d’un déshonneur permanent, et aussi terriblement menacé par cette mer de crimes, de goujateries, d’actes de cannibalisme, protégés, soutenus par les lois, la presse etc. C’est absolument écœurant et, chaque jour, j’ai plusieurs instants de dur cafard, de honte d’homme que je ne dissipe que par instinct de conservation pour vivre tout de même le reste de la journée.
Extrait de la lettre de Roland Barthes à son ami Philippe Rebeyrol datée du vendredi [saint] d’avril 1939.
A cette époque, Roland Barthes combat la tuberculose qui l’oblige à de longues périodes de retrait et d’isolement dans un sanatorium.
Malgré le silence et le repos imposés par les médecins, malgré la position de repli sur soi auquel il est contraint, Roland Barthes n’éprouve pas moins le frottement au monde, une vive relation à
l’extérieur du moi