la déclaration
de l’état d’exception
est progressivement remplacée par
une généralisation
sans précédent du paradigme
de la sécurité comme technique normale
de gouvernement
l’état d’exception
a même atteint aujourd’hui son plus large
déploiement planétaire
l’aspect normatif du droit peut être ainsi impunément oblitéré et contredit par une violence gouvernementale qui en ignorant à l’extérieur le droit international et en produisant à l’intérieur un état d’exception permanent prétend cependant appliquer encore le droit
On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier.
Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.
Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai.
L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire »
Discours
à la conférence des étudiants vénitiens
contre le pass vert
par
GIORGIO AGAMBEN
le 11 novembre 2021 à Ca’ Sagredo
Pour commencer, je voudrais reprendre quelques points que j’ai tenté de régler il y a quelques jours pour tenter de définir la transformation subreptice mais non moins radicale qui s’opère sous nos yeux
Je pense qu’il faut d’abord se rendre compte que l’ordre juridique et politique dans lequel nous pensions vivre a complètement changé.
L’opérateur de cette transformation fut, comme on le voit, cette zone d’indifférence entre droit et politique qu’est l’état d’urgence.
Il y a près de vingt ans, dans un livre qui tentait de fournir une théorie de l’état d’exception, j’ai constaté que l’état d’exception devenait le système normal de gouvernement.
Comme vous le savez, l’état d’exception est un espace de suspension du droit, donc un espace anomique, qui se prétend pourtant inscrit dans l’ordre juridique.
caractérisé par l'anomie,
par l'absence d'organisation ou de loi
Mais regardons de plus près ce qui se passe dans l’état d’exception.
Du point de vue technique, il y a séparation de la force de loi et de la loi au sens formel.
L’état d’exception définit un « état de droit » dans lequel, d’une part, la loi est théoriquement en vigueur, mais elle n’a pas d’exécution effective, elle ne s’applique pas, elle est suspendue, et, d’autre part, les décrets et mesures qui n’ont pas la nature de la loi acquièrent force exécutoire.
Dès lors, les mesures, dispositions, décrets qui n’ont pas force de loi acquièrent force de loi.
On pourrait dire que, à la limite, ce qui est en jeu dans l’état d’exception, c’est une force de loi qui fluctue sans la loi.
Quelle que soit la définition de cette situation — que l’état d’exception soit considéré comme interne ou qu’il soit plutôt qualifié d’externe à l’ordre juridique — elle aboutit en tout cas à une sorte d’éclipse du droit, dans laquelle, comme dans une éclipse astronomique, il persiste, mais d’où n’émane plus sa lumière.
La première conséquence est l’échec de ce principe fondamental qu’est la sécurité juridique.
Si l’État, au lieu de donner une discipline réglementaire à un phénomène, intervient, grâce à l’urgence, sur ce phénomène tous les 15 jours ou tous les mois, ce phénomène ne répond plus à un principe de légalité, puisque le principe de légalité consiste dans le fait que l’État donne la loi et les citoyens font confiance à cette loi et à sa stabilité.
Cette annulation de la sécurité juridique est le premier fait que je voudrais porter à votre attention, car elle implique un changement radical non seulement dans notre rapport à l’ordre juridique, mais dans notre mode de vie même, car il s’agit de vivre dans un État d’illégalité normalisée.
Le paradigme de la loi
est remplacé par celui des clauses et formules vagues
telles que
pour des raisons de sécurité
état de nécessité
santé publique
ordre public
qui étant indéterminées en elles-mêmes
ont besoin de quelqu’un pour
intervenir pour les
déterminer.
Il ne s’agit plus d’une loi ou d’une constitution, mais d’une force de loi fluctuante qui peut être assumée, comme on le voit aujourd’hui, par des commissions et des particuliers, médecins ou experts entièrement extérieurs au système judiciaire.
Je crois que nous sommes confrontés à une forme d’État dit duel — à travers lequel Ernst Fraenkel, dans un livre de 1941 qu’il faudrait relire , a tenté d’expliquer l’État nazi — qui est techniquement un État dans lequel l’état d’exception n’est pas jamais été révoqué.
L’état dual ou l’état double est un état dans lequel l’état normatif (Normenstaat) s’accompagne d’un état discrétionnaire (Masnahmestaat, un état de mesures) et le gouvernement des hommes et des choses est le résultat de leur collaboration ambiguë.
Une phrase de Fraenkel est significative dans cette perspective : « Pour son salut, le capitalisme allemand n’avait pas besoin d’un État unitaire mais d’un État double, arbitraire dans la dimension politique et rationnel dans l’économique ».
C’est dans la lignée de cet état duel qu’il faut situer un phénomène dont l’importance ne saurait être sous-estimée et qui concerne le changement de la figure même de l’état qui s’opère sous nos yeux.
Je veux dire ce que les politologues américains appellent The Administrative State, qui a trouvé sa théorisation dans le livre récent de Sunstein et Vermeule (C. Sunstein et A. Vermeule, Law and Leviathan, Redeeming the Administrative State).
C’est un modèle d’État où la gouvernance, l’exercice du gouvernement, dépasse la répartition traditionnelle des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) et les organismes non prévus par la constitution exercent au nom de l’administration et de manière discrétionnaire les fonctions et pouvoirs qui appartenaient aux trois instances constitutionnellement compétentes.
C’est une sorte de Léviathan purement administratif, qui est censé agir dans l’intérêt de la communauté, en violant même les préceptes de la loi et de la constitution, afin d’assurer et de guider non pas le libre choix des citoyens, mais ce que Sunstein appelle la navigabilité — c’est, en réalité, la gouvernabilité — de leurs choix.
C’est ce qui se passe trop évidemment aujourd’hui, quand on voit que le pouvoir de décision est exercé par des commissions et des sujets (médecins,économistes et experts) complètement en dehors des pouvoirs constitutionnels.
Grâce à ces procédures factuelles, la constitution est modifiée de manière beaucoup plus substantielle que par le pouvoir de révision fourni par les constituants, jusqu’à ce qu’elle devienne, comme le disait un disciple de Marx, un papier Stück, juste un morceau de papier.
Et il est certes significatif que ces transformations soient calquées sur la double structure de la gouvernance nazie et que c’est peut-être le concept même de « gouvernement », d’une politique telle que la « cybernétique » ou l’art de gouverner qui doit être remis en cause.
Il a été dit que l’État moderne se nourrit d’hypothèses qu’il ne peut garantir.
Il est possible que la situation que j’ai essayé de vous décrire soit la forme sous laquelle cette absence de garanties a atteint sa masse critique et que l’État moderne, renonçant comme il est évident aujourd’hui à garantir ses présupposés, soit arrivé au bout de son histoire, et c’est cette fin que nous vivons peut-être.
Je pense que toute discussion sur ce que nous pouvons ou devons faire aujourd’hui doit partir du constat que la civilisation dans laquelle nous vivons s’est maintenant effondrée — ou, plutôt, étant donné qu’il s’agit d’une société fondée sur la finance — a fait faillite.
Que notre culture soit au bord de la faillite générale était évident depuis des décennies et les esprits les plus clairs du vingtième siècle l’avaient diagnostiqué sans réserve.
Je ne peux manquer de me rappeler avec quelle force et avec quelle consternation Pasolini et Elsa Morante, dans ces années soixante qui semblent maintenant tellement meilleures que celles d’aujourd’hui, ont dénoncé l’inhumanité et la barbarie qu’elles voyaient grandir autour d’elles.
C’est à nous aujourd’hui de faire l’expérience — certes pas agréable, mais peut-être plus vraie que les précédentes — de n’être plus sur le seuil, mais au sein de cette banqueroute intellectuelle, éthique, religieuse, juridique, politique et économique, sous la forme extrême qu’il a prise : l’état d’exception au lieu de la loi, l’information au lieu de la vérité, la santé au lieu du salut et la médecine au lieu de la religion, la technologie au lieu de la politique.
Que faire dans une telle situation ?
Sur le plan individuel, bien sûr, pour continuer autant que possible à bien faire ce que nous avons essayé de bien faire, même s’il ne semble plus y avoir de raison de le faire, voire pour cette raison même de continuer.
Mais je ne pense pas que cela suffise.
Hannah Arendt, dans une réflexion dont on ne peut s’empêcher de se sentir proche, car elle était intitulée De l’humanité dans de sombres temps , s’est demandé
« dans quelle mesure nous restons obligés au monde et à la sphère publique même lorsque nous en avons été expulsés (c’est ce qui est arrivé aux juifs de son temps) ou nous avons dû nous retirer d’eux (comme ceux qui avaient choisi ce qu’on appelait avec une expression paradoxale « l’émigration interne » dans l’Allemagne nazie) ».
Je pense qu’il est important aujourd’hui de ne pas oublier que si on se retrouve dans une condition similaire c’est parce qu’on y a été contraint, et que donc c’est un choix qui reste de toute façon politique, même s’il semble se situer hors du monde.
Arendt a souligné l’amitié comme le fondement possible d’une politique dans les temps sombres.
Je pense que l’indication est correcte, tant qu’on se souvient que l’amitié — c’est-à-dire le fait de ressentir une altérité dans notre propre expérience d’exister — est une sorte de minimum politique, un seuil qui unit et sépare l’individu de la communauté.
C’est-à-dire aussi longtemps que nous nous souvenons que nous avons affaire à rien de moins qu’à essayer d’établir une société ou une communauté partout dans la société.
C’est, face à la dépolitisation croissante des individus, retrouver dans l’amitié le principe radical d’une politisation renouvelée.
Il me semble que vous les étudiants avez commencé à le faire en créant votre propre association.
Mais il faut l’étendre de plus en plus, car la possibilité même de vivre de manière humaine en dépendra.
En conclusion, je voudrais m’adresser aux étudiants qui sont ici présents et qui m’ont invité à prendre la parole aujourd’hui.
Je voudrais vous rappeler quelque chose qui devrait être la base de toute étude universitaire et qui, d’autre part, n’est pas mentionné dans l’université.
Avant de vivre dans un pays et dans un État, les hommes ont leur maison vitale dans une langue et je crois que ce n’est que si nous sommes capables d’enquêter et de comprendre comment cette maison vitale a été manipulée et transformée que nous pourrons comprendre comment les transformations politiques et juridiques que nous avons sous les yeux ont pu se produire.
L’hypothèse que j’entends vous suggérer, c’est que la transformation du rapport à la langue est la condition de toutes les autres transformations de la société.
Et si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que la langue par définition reste cachée dans ce qu’elle nomme et nous donne à comprendre.
Comme l’a dit un psychanalyste qui était aussi un peu philosophe :
Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit
On a l’habitude de regarder la modernité comme ce processus historique qui commence avec la révolution industrielle en Angleterre et avec la révolution politique en France, mais on ne se demande pas quelle révolution dans le rapport des hommes au langage a rendu possible ce que Polanyi a appelé « La Grande Transformation ».
Il est certes significatif que les révolutions dont est née la modernité aient été accompagnées sinon précédées d’une problématisation de la raison, c’est-à-dire de ce qui définit l’homme comme animal parlant.
Ratio vient de reor, qui signifie « compter, calculer, mais aussi parler au sens de rationem reddere, rendre compte »
Le rêve de la raison, devenue déesse, coïncide avec une « rationalisation » du langage et de l’expérience du langage qui permet de rendre pleinement compte et de gouverner la nature et, en même temps, la vie des êtres humains.
Et qu’est-ce qu’on appelle aujourd’hui la science, sinon une pratique du langage qui tend à éliminer toute expérience éthique, poétique et philosophique de la parole chez le locuteur pour transformer le langage en un outil neutre d’échange d’informations ?
Si la science ne peut jamais répondre à notre besoin de bonheur, c’est parce qu’elle suppose finalement non pas un être parlant, mais un corps biologique comme tel muet.
Et comment doit-on transformer le rapport du locuteur avec sa langue pour que, comme c’est le cas aujourd’hui, la possibilité même de distinguer le vrai du faux puisse échouer ?
Si aujourd’hui médecins, juristes, scientifiques acceptent un discours qui renonce à s’interroger sur la vérité, c’est peut-être parce que — quand ils n’étaient pas payés pour le faire — dans leur langue, ils ne pouvaient plus penser — c’est-à-dire tenir en suspens (penser vient de pendere) — mais seulement calculer.
Dans ce chef-d’œuvre de l’éthique du vingtième siècle qu’est le livre d’Hannah Arendt sur Eichmann , Arendt observe qu’Eichmann était un homme parfaitement raisonnable, mais qu’il était incapable de penser, c’est-à-dire d’interrompre le flux de discours qui dominait son esprit et qu’il ne pouvait remettre en question, mais seulement exécuter comme un ordre.
La première tâche qui nous attend est donc de retrouver un rapport jaillissant et presque dialectal, c’est-à-dire poétique et pensant avec notre langue.
Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons sortir de l’impasse que l’humanité semble avoir prise et qui conduira très probablement à l’extinction — sinon physique, du moins éthique et politique.
Redécouvrir la pensée comme un dialecte impossible à formaliser et à formater.
Giorgio Agamben
11 novembre 2021