un flux verbal hétéroclite
une narration libre et poétique
qui mêle registres temporalités et fragments de discours
sans préciser explicitement
le lieu concerné
il y a des pierres
qui ne parlent pas mais qui respirent la mémoire
blocs dressés
comme des accords majeurs dans
une partition oubliée
les surfaces sont si planes
qu’on croirait qu’une idée a coulé dessus avant de se solidifier
on dit qu’une main humaine les a taillées
méthodique patiente presque obsédée à une époque
où l’on mesurait le monde non pas en mètres
mais en gestes répétés
certains jurent que ce fut l’œuvre d’une civilisation consciente du poids des astres qui savait niveler la terre avec une précision d’orfèvre sans levier ni fer seulement avec la force combinée d’une société qui ne doutait pas de son centre
d’autres fascinés par l’inexplicable préfèrent invoquer
le souvenir de technologies fondues dans le temps
des procédés chimiques
des pierres liquides
un ciment d’avant l’histoire qui aurait pris forme
comme une pâte divine
et puis il y a ceux
qui vont plus loin encore
ceux qui regardent ces formes parfaites et y voient le reflet de visiteurs non humains un murmure métallique venu d’ailleurs un savoir déposé puis perdu comme un livre qu’on aurait refermé avant d’en lire la fin
ces voix murmurent que l’humanité a oublié quelque chose
une technique
une alliance
un contact
mais d’autres plus sobres observent et creusent
ils trouvent des couches de sable des outils de pierre des fragments de poterie des datations qui parlent d’un peuple organisé laborieux ancré dans la terre et dans la foi
ils disent
pas besoin d’extraterrestres la grandeur humaine suffit
quand elle s’accorde avec la patience
et les blocs demeurent immobiles témoins d’un effort titanesque d’une science du geste plus que de la machine
entre eux
les théories s’empilent comme les pierres
certaines solides d’autres friables
les mots glissent entre les interstices
géopolymère
gravité mythe exactitude mystère
et tout se confond
l’histoire la légende l’étonnement
ce qui est sûr c’est que quelqu’un un jour a voulu dresser là
une idée de perfection
et que cette idée
des siècles plus tard
continue d’exiger des réponses
poursuite de la fiction désormais écrite comme un chant sans ponctuation un flux verbal qui se déploie entre prose et incantation dans la lignée de Borges et d’Ezra Pound où la pierre devient mémoire le temps un texte et la science une prière oubliée
ils disent que la pierre dort mais la pierre ne dort jamais elle attend elle pèse le silence elle s’abreuve du vide comme d’une eau ancienne et dans ses veines minérales circule la lenteur du monde sous la poussière des siècles un ordre respire une logique sans langage les blocs se souviennent de l’instant où le monde s’est mis debout où l’homme a voulu égaler la géométrie de la lumière
et moi je cherche non pas les preuves mais la syntaxe du réel je gratte les angles pour entendre le murmure de l’angle droit cette prière muette à la précision absolue ce lieu n’est pas un lieu mais une mémoire pliée sur elle-même un miroir de pierre où se reflète le premier mot de toute architecture et ce mot n’a pas été prononcé il a été pensé seulement pensé et la pensée a figé la matière
certains ont dit qu’une civilisation s’y est éteinte mais je crois plutôt que c’est le monde qui a oublié comment parler pierre la langue du poids et du vent la langue des distances immobiles
je descends dans la poussière comme dans un alphabet d’avant le feu les lignes des blocs tracent des équations impossibles à résoudre à moins d’abandonner la raison il n’y a pas de dieux ici seulement des gestes précis répétés jusqu’à l’extase chaque jointure chaque arête est une syllabe du silence le temple n’a jamais été construit il est toujours en train de se construire dans le regard de celui qui le contemple
et quand la nuit tombe les ombres s’ajustent entre les pierres comme des pensées revenant à leur source alors je comprends que la perfection n’est pas un but mais une ruine inversée une ruine qui s’élève au lieu de s’effondrer
j’ai cru entendre une fois le mot originel celui qui donna à la pierre son ordre et à l’homme sa fatigue mais le vent l’a repris avant qu’il ne se forme entièrement depuis je continue à creuser non pour trouver mais pour perdre je cherche la limite où la matière devient mémoire et où la mémoire se dissout en lumière
dans le centre du centre il y a un vide et dans ce vide dort un souffle et ce souffle contient le plan de tout ce qui fut et de tout ce qui sera je ne sais plus si je lis le monde ou si le monde me lit
peut-être ne suis-je
qu’un fragment de pierre qui se souvient
d’avoir été homme