.
L’antéantépénultième
Depuis une quinzaine
d'années,
nous revenions de temps à autre,
Raymond et moi,
sur le problème du plus petit
nombre de mots
capable de former un poème
valable.
Dans une première catégorie, les poèmes qui n'ont aucune chance d'être compris ou goûtés (ils ne visent d'ailleurs à rien de plus) que du poète seul et tout au plus de quelques-uns de ses proches : références à sa vie, à son environnement, à une certaine fascination qui lui est personnelle; c'est le domaine des un, ou deux mots. Dans une deuxième catégorie, les poèmes faisant allusion à une émotion (culturelle) partagée par un petit nombre : Excalibur, Fatalitas, des mots-clés (parfois des titres qui peuvent avantageusement remplacer les œuvres) : Prince, Vierge, Barricades mystérieuses, Calme bloc, Damoiselle élue, la Tour abolie, Polichinelle d'acier, Belle dame sans merci, une Mouche, dans l'ombre, Millions d'oiseaux d'or... Ce pourrait être le domaine d'élection des moins de cinq mots.
Des érudits viendront qui constitueront l'anthologie internationale des poèmes de peu de mots. J'ai le lointain souvenir (mais la référence m'en échappe) d'un « Quatre mots » occidental. Au voisinage de quatre à six mots, j'imagine qu'il existe pas mal d'exemples en Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). L'étude de la création, de la légitimité et de l'efficacité des « Moins de cinq mots » incombe tout naturellement à l'OuLiPo. D'une manière plus générale, l'étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + infini mériterait d'être entreprise et poursuivie scientifiquement (1). Elle gagnerait à être abordée avec des notions empruntées à la physique mathématique et à la théorie des Systèmes : température, entropie, enthalpie, caléfaction, torréfaction, structures dissipatives, etc.
Faisant allusion, dans sa chambre d'hôpital, à un détail concret et d'importance mineure de ma précédente visite, Raymond me dit : « C'est l'antépénultième jour où tu es venu. » Sa diction était lente, sans force et difficile, comme si de prononcer chaque mot (mais non de le trouver) réclamait un effort. « Je vois - lui dis-je - que tu as gardé la même prédilection pour le mot antépénultième. Il pourrait certainement constituer un poème d'un seul mot. Mais dans quelle catégorie le placerais-tu ? Dans celle destinée aux fans de Mallarmé et de « l'antépénultième est morte » ? Ou dans celle moins bien définie visant le nombre plus vaste de ceux (Mallarmé lui-même avant d'écrire son texte) qui sont subjugués par la rare et précieuse qualité du terme isolé de tout contexte ? »
Sans répondre à cette question, il eut un rire faible et affectueux et nous ne poussâmes pas plus avant cette mini-conversation, la dernière que nous eûmes, et qui eut lieu l'antéantépénultième jour de Raymond Queneau.
*
(1)
Qu'est-ce qu'un poème de zéro mot ?
C'est une émotion ressentie comme douée d'une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d'un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot. Selon cette définition, il existe un bien plus grand nombre de poèmes. On remarquera cependant que, malgré toute cette richesse, l'anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste.
Le problème des poèmes de zéro mot = PzM (resp. : poèmes de un mot = P1M ; poèmes de n mots = PnM) gagne à être traité par l'approche ensembliste. Un PzM ou un P1M est constitué par le (resp.: un PnM peut être extrait du) vocabulaire de l'intersection des vocabulaires (ordonnés ou non) de x poèmes de y mots. Lorsque cette intersection est un ensemble vide (resp.: un singleton), on obtient un PzM (resp. : P1M). Au-delà, on débouche sur l'immense et savoureux domaine des poèmes booléens qui attend encore son Ossian ou son Narcisse Follaninio.
François Le Lionnais, 30 novembre 1976
Repris dans l’Anthologie de l’OuLiPo,
éditée par Marcel Bénabou et Paul Fournel
(Gallimard, Poésie, 2009, p. 843-845)
.