EN PLEIN MIDI
Zarathoustra
se remit
à courir et à courir
encore
mais
il ne trouva plus personne
il demeurait seul
il ne faisait toujours que se trouver lui-même
alors
il jouit de sa solitude
il savoura sa solitude et
il pensa à de bonnes choses
pendant des heures entières
à l’heure de midi cependant
lorsque le soleil
se trouva tout juste au-dessus de la tête de
Zarathoustra
il passa devant
un vieil arbre chenu et noueux
qui était entièrement embrassé par le riche amour d’
un cep de vigne
de telle sorte que l’on n’en voyait pas le tronc
de cet arbre pendaient des raisins jaunes
s’offrant au voyageur en abondance
alors Zarathoustra
eut envie d’étancher sa soif légère en détachant
une grappe de raisin
et comme il étendait déjà la main pour le faire
un autre désir
plus violent encore
s’empara de lui
le désir de se coucher au pied de l’arbre
à l’heure du plein midi
pour dormir
c’est ce que fit Zarathoustra
et aussitôt qu’il fut étendu par terre
dans le silence et le secret de l’herbe multicolore
sa légère soif était déjà oubliée et
il s’endormit
car
comme dit le proverbe de
Zarathoustra
une chose
est plus nécessaire que l’autre
ses yeux cependant restèrent ouverts
car il ne se fatiguait point de regarder
et de louer l’arbre et l’amour du cep de vigne
mais
en s’endormant
Zarathoustra parla ainsi à son cœur
silence
silence
le monde ne vient-il pas de s’accomplir
que m’arrive-t-il donc
comme
un vent délicieux
danse invisiblement
sur les scintillantes paillettes
de la mer
léger léger
comme
une plume
ainsi le sommeil danse sur moi
il ne me ferme pas les yeux
il laisse mon âme
en éveil
il est léger
en vérité
léger
comme
une plume
il me persuade
je ne sais comment
il me touche intérieurement d’
une main caressante,
il me fait violence.
oui
il me fait violence
en sorte que mon âme s’élargit
comme elle s’allonge fatiguée
mon âme singulière
le
soir
d’
un septième jour
est-il venu pour elle en plein midi
a-t-elle erré trop longtemps déjà
bienheureuse
parmi
les choses bonnes et mûres
elle
s’allonge
longuement
dans toute sa longueur
elle est couchée tranquille
mon âme singulière
elle a goûté trop de bonnes choses déjà
cette tristesse dorée l’oppresse
elle fait la grimace
comme
une barque
qui est entrée
dans sa baie la plus calme
elle s’adosse maintenant à la terre
fatiguée des longs voyages et des mers incertaines
la terre
n’est-elle pas
plus fidèle que la mer
comme
une barque s’allonge
et se presse contre la terre
car alors il suffit qu’
une araignée
tisse son fil de la terre jusqu’à elle
sans qu’il soit besoin de corde
plus forte
comme
une barque fatiguée
dans la baie la plus calme
ainsi
moi aussi
je repose maintenant près de la terre fidèle
plein de confiance et dans l’attente
attaché à la terre
par les fils les plus légers
ô bonheur
ô bonheur
que ne chantes-tu pas
ô mon âme
tu es couchée dans l’herbe
mais voici l’heure secrète et solennelle
où nul berger ne joue
de la flûte
prends garde
la chaleur du midi repose sur les prairies
ne chante pas
garde le silence
le monde est accompli
ne chante pas
oiseau des prairies
ô mon âme
ne murmure même pas
regarde donc
silence
le vieux midi dort
il remue la bouche
ne boit-il pas en ce moment
une goutte de bonheur
une vieille goutte brunie
de bonheur doré
de vin doré
son riant bonheur
se glisse furtivement vers lui
c’est ainsi
que rit
un dieu
silence
!
combien
il faut peu de chose pour suffire
au bonheur
ainsi disais-je jadis
me croyant
sage
mais
c’était là
un blasphème
voilà
ce que j’ai appris maintenant
les fous sages
parlent mieux que cela
c’est ce qu’il y a
de moindre
de plus silencieux
de plus léger
le bruissement d’
un lézard dans l’herbe
un souffle
un chutt
un clin d’œil
c’est la petite quantité
qui fait la qualité du meilleur bonheur
silence
que m’est-il arrivé
écoute
le temps
s’est-il donc enfui
ne suis-je pas en train de tomber
ne suis-je pas tombé
écoute
dans le puits de l’éternité
que m’arrive-t-il
silence
je suis frappé
hélas
au cœur
au cœur
ô brise-toi
brise-toi
mon cœur après
un pareil bonheur
après
un pareil coup
comment
le monde ne vient-il pas de s’accomplir
rond et mûr
ô balle ronde et dorée
où va-t-elle s’envoler
est-ce que je lui cours après
Chutt
silence
et en cet endroit
Zarathoustra
s’étira et il sentit qu’il dormait
lève-toi
se dit-il à lui-même
dormeur
paresseux
allons
ouf
vieilles jambes
il est temps
il est grand temps
il vous reste encore
une bonne partie du chemin à parcourir
vous vous êtes livrées au sommeil
pendant combien de temps
pendant
une demi-éternité
allons
lève-toi maintenant
mon vieux cœur
combien te faudra-t-il de temps
après
un pareil sommeil
pour te réveiller
mais déjà
il s’endormait de nouveau
et son âme lui résistait et se défendait et se recouchait
tout de son long
laisse-moi donc
silence
le monde ne vient-il pas de s’accomplir
ô cette balle ronde et dorée
lève-toi
dit Zarathoustra
petite voleuse
petite paresseuse
comment
toujours s’étirer
bâiller
soupirer
tomber au fond des puits profonds
qui es-tu donc
ô mon âme
et en ce moment
il s’effraya
car
un rayon de soleil
tombait du ciel sur son visage
ô ciel au-dessus de moi
dit-il avec
un soupir
en se mettant sur son séant
tu me regardes
tu écoutes mon âme singulière
quand boiras-tu
cette goutte
de rosée
qui est tombée sur toutes les choses de ce monde
quand boiras-tu
cette âme singulière
quand cela
puits de l’éternité
joyeux abîme de midi qui fait frémir
quand absorberas-tu
mon âme en toi
ainsi parlait Zarathoustra et il se leva de sa couche au pied de l’arbre comme d’une ivresse étrange et voici le soleil était encore au-dessus de sa tête
On pourrait en conclure avec raison qu’en ce temps-là Zarathoustra n’avait pas dormi longtemps