TDQ . LRDM
Qu’est-ce que la vie ?
L’obscurité et le vide informe pour commencer,
ou avant tout commencement ;
puis
cette pâle fleur de lotus
qu’est la conscience humaine,
flottant sur des eaux sans rivage ;
puis
quelques sourires radieux
et des flots de larmes ;
un peu d’amour
et des luttes infinies ;
des murmures
issus du paradis
et des railleries féroces émergeant
d’
un chaos anarchique ;
la poussière et les cendres et,
une fois encore,
l’obscurité envahissante,
comme si elle avait toujours été là,
cernant ainsi notre existence fabuleuse,
réduite à
une île.
Telle est la vie humaine,
telle est pour l’homme l’inévitable
somme de rire et de pleurs
de ses soumissions et de ses actes ;
de ses mouvements
en tous sens vers tel ou tel but ;
de ses soi-disant réalités
et de ses refus intransigeants,
pompes ombreuses et ombres pompeuses ;
de tout ce qu’il croit ou découvre,
de tout ce dont il assure le succès ou l’échec,
de tout ce qu’il invente ou anime,
aime,
déteste,
ou espère et redoute à la fois.
Il en est ainsi,
il en a toujours été ainsi et
il en sera ainsi pour l’éternité.
Cependant,
l’abîme le plus insondable en laisse entrevoir
un autre,
plus insondable encore ;
et dans les vastes demeures de la fragilité humaine,
se trouvent des chambres distinctes,
plus ténébreuses,
d’
une fragilité plus délicate et plus achevée.
Que soixante-dix ans
marque pour l’homme le terme
d’
une existence agréable et,
plus encore,
que bien avant cet âge,
sa beauté et sa force soient tombées
parmi les herbes folles
de l’oubli,
c’est là pour nous
un signe de fragilité ;
mais il est
une fragilité
en comparaison de laquelle ce cours ordinaire
de la vie semble durer
une éternité.
Il est des cas,
et ils ne sont pas rares,
où
une seule semaine,
un seul jour,
une seule heure,
balaie tous les vestiges et les jalons
d’
une félicité mémorable ;
où la ruine
se propage plus vite
que les averses sur les flancs
des montagnes,
plus vite que
les sons égrenés par un musicien
où
c’était
et
ce n’est plus
sont des mots prononcés
par la même personne à la même minute ;
où le soleil,
qui à midi éclairait
un univers stable et prospère,
découvre,
bien avant le crépuscule,
un naufrage absolu,
jusqu’à abolir totalement le souvenir
le plus fugace d’
un vaisseau voué au naufrage
ou d’
un naufrage voué
à l’oubli.
Thomas de Quincey, La roue du malheur