Grotte Chauvet
Ardèche
Photo Patrick Aventurier
Et lorsque nous-mêmes nous envisageons le geste inaugural qui aurait fait basculer il y a trente mille ans les hommes dans la possibilité de la figure, ou lorsque, en d’autres termes, nous tentons de nous représenter le champ de l’apparition pariétale, nous ne devons pas oublier, si pratique que puisse être, pour reprendre le sous-titre du livre de Bataille sur Lascaux, l’idée d’une « naissance de l’art », nous ne devons pas oublier que cette idée n’est que la nôtre et qu’à aucun moment, pour ce que l’on peut en savoir, il ne fut question d’art pour les hommes de ce temps.
Si l’on sait à quoi et même à qui pensait Dibutade, jeune fille de !’Antiquité grecque et, comme telle, en un sens déjà très proche de nous, nous ne savons pas du tout à quoi pensèrent les hommes de l’aurignacien lorsqu’ils réalisèrent les extraordinaires peintures que la découverte de Chauvet a révélées au monde.
Il est clair, et c’est la seule chose que l’on puisse dire avec certitude, et malgré tout elle n’est pas mince, il est clair qu’ils pensaient aux bêtes, aux animaux, et que ceux-ci, quels qu’aient pu être par ailleurs les motifs qui les convoquèrent sur les parois des grottes, les hantaient.
Ce qui signe pour nous l’apparition des hommes à eux-mêmes, ce n’est pas une image de l’homme mais les images qu’ils eurent à produire d’autres vivants qu’eux.
Comme l’a écrit récemment Camille Fallen, tout se passe
comme si l’homme
s’était vu naître à partir de l’autre,
à travers tout un bestiaire mais sans lui
Que l’on privilégie les hypothèses chamaniques, la thèse d’une ritualisation ayant ou non partie liée avec la chasse, ou que l’on penche plutôt vers une approche esthétique des figures sans se prononcer plus avant sur ce qu’elles peuvent indiquer d’une mythologie perdue, il reste qu’on ne peut cesser de voir en elles les traces d’un effort d’intelligibilité, les traces les plus anciennes d’une lecture du monde à travers le dessin net et magnifiquement inspiré des chevaux, des rhinocéros ou des lions, quelque chose est retenu, quelque chose s’inscrit, un souvenir du monde vivant s’imprime et se suspend.
Même si avec ce qui nous vient de cet univers de chasseurs-cueilleurs enfoncés dans une nuit des temps quasi inconnue nous sommes très loin de ce qui a pu éclore dans le monde déjà pleinement historiai des Grecs, il reste que ce qui vient se configurer comme origine est organiquement lié, dans les deux cas, à la puissance d’un mouvement d’affect et que ce mouvement, que nous rapportons à l’art, se’ st intégralement déployé, comme tourment mais aussi comme preuve, dans une sphère d’impulsion qui n’a pu rejoindre celle de l’art qu’après coup, dans notre jugement.
Ici nous touchons un point que les deux récits d’origine — celui, fictif mais institué, de Pline l’Ancien et celui, fictif et imaginaire, de l’art pariétal — nous aident à circonscrire si nous les entendons bien, c’est-à-dire si nous parvenons à les extraire de la gangue destinale qui les nimbe.
« Le premier (ou la première) qui... » nous engage sans doute et il engage toute l’humanité, mais sans le savoir ni le vouloir. Au moment où les gestes qu’il fait convergent vers ce qui sera pour nous le geste de l’art, il n’est pas tout l’homme ou toute l’humanité, il n’érige aucun piédestal et n’institue aucune future majuscule.
Peut-être est-ce depuis ce socle et cette majuscule que l’Homme, tout entier requis par une émotion narcissique rétrospective, les contemple, mais de cela ils n’eurent cure : Dibutade, à la lueur d’une lanterne, cherchait à conjurer une absence à venir, les hommes de la préhistoire, à la lueur de flambeaux, déposaient sur les parois d’un monde souterrain les figures divines d’un dehors qui les hantait.
Et ce que je crois, c’est qu’entre ces scènes nocturnes discrètes, lointaines et même, dans un cas, privée et la grande saga d’une histoire de l’art tout occupée à légitimer son devenir par la fabrication d’une origine héroïsée, il y a un véritable hiatus.
Dès lors ce sont des gestes qui viennent et non plus un seul geste. Ou du moins la pensée de ce geste doit-elle se détendre, et s’étendre à toute une chorégraphie de gestes et d’écarts, de ruses, d’intuitions et sans doute aussi de ratages.
Ce qui est convoqué de la sorte, c’est peut être moins la venue de l’art que la fabrication de sa possibilité, que la constitution lente et sans visée, sans telos, de son champ d’immanence.
Par rapport à ce que sera ce champ, nous sommes encore hors champ, dans un espace où rien encore ne s’est fixé, et où la sphère esthétique comme telle n’existe pas encore, ce qui revient à dire qu’elle est en train d’advenir et de se constituer, mais via des gestes et des pensées qui ne pensent ni à elle ni comme elle.
Donc ce n’est pas l’Homme qui se dresse et qui, fort de la station debout, du langage et de son pouce opposable, s’impose à lui-même et inaugure le grand récit de l’art, pour le plus grand contentement de ses chantres tardifs.
Autour des feux, des cabanes, des campements, avec quelques outils, quelques pigments, beaucoup de frayeurs et aussi de joies, une agitation se produit, une agitation spirituelle, elle descend sous terre, emportant avec elle des images, des affects et des gestes techniques qu’elle essaye en broyant, en palpant, en crachant — en dessinant : de ce qui se passe ou s’est vraiment passé on ne sait rien ou presque, on ne peut que constater qu’il y a trente mille ans à Chauvet ont vécu ou sont venus des hommes qui ont laissé ces traces et que des traces de ce genre, dont on peut supposer de façon lacunaire les circulations, d’un gisement l’autre, ont continué de se propager pendant des millénaires, voilà tout, et quand nous rassemblons cela dans un geste, alors que ce soit sans effacer ce caractère de bricolage silencieux.
Plutôt qu’à un brusque surgissement nous devons penser à des sortes de feulements ou de frôlements, à une venue lente et incertaine, peut-être extasiée mais certainement pas triomphante.
L’imagement,
Jean-Christophe Bailly,
Seuil,
Fiction & Cie,
2020
source Liminaire
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