MŌRIAS ENKŌMION. ÉLOGE DE LA FOLIE
Lettre à Thomas More
Déclamation d’Érasme de Rotterdam
Exorde
Gloire aux anciens sophistes
Un discours improvisé
Définition du sujet
Comment distinguer le fou du sage ?
Le snobisme du grec
Qui était mon père
Le lieu de ma naissance
Mes compagnes
Mes pouvoirs
Je suis l’origine de la vie
Je rends la vie agréable
Les bébés et les vieillards
Mes métamorphoses et celles des autres
Je gouverne les dieux
La raison est impuissante
Les femmes
Les banquets
L’amitié
Le mariage
Je suis le ciment de la société
La vanité
La guerre
Les sages en politique
Les sages en société
Le peuple
Les dirigeants
Les sciences
Les apparences et la réalité
Le vrai sage est un fou
Je rends la vie humaine supportable
Les sciences sont mauvaises
Les savants sont fous
La science rend la condition humaine misérable
La folie, c’est le bonheur
Les fous des rois
Le bonheur des sots
La mauvaise et la bonne démence
Les diverses sortes de folie
Les chasseurs
Les bâtisseurs
Les alchimistes
Les joueurs
Les croyances miraculeuses
Les grands saints auxiliaires
Les indulgences
Les psaumes magiques
Les petits saints locaux
L’océan des superstitions
La vanité rend fou
Les nobles
Les artistes
Les vanités nationales
La Flatterie
Le bonheur de l’illusion
Je suis la seule protectrice de tous les hommes
Mon culte est universel
La folie des hommes vue de la Lune
Les maîtres d’école
Les gens de Lettres
Les poètes
Les orateurs
Les écrivains
Les jurisconsultes, dialecticiens et sophistes
Les philosophes
Les théologiens
Leur vanité
Leurs « questions »
Leurs écoles
Les apôtres ne connaissaient rien à la scolastique
Leurs condamnations
Leurs délires
Leur langue barbare
Les soi-disant religieux et moines
Leurs règles
Leurs pratiques
La rhétorique des prédicateurs
Les rois et les princes
Les courtisans
Les prélats
Les cardinaux
Les papes
La gabegie de la Curie romaine
Les papes guerriers
Les évêques allemands
La chaîne infinie des délégations
Mes adages préférés
L’autorité des grands auteurs païens
L’Ancien Testament
Les exégèses mensongères
L’ignorance des théologiens modernes
L’extermination des hérétiques
Le Nouveau Testament
Dieu aime les fous
La folie, circonstance atténuante
La religion chrétienne
Le délire dévôt
La règle de la vie pieuse
Je suis le souverain bien
L’extase mystique
Péroraison
Maxence Caron
Bloc-notes de septembre 2019
La Folie contre l’insensé
Remarquable et récente édition bilingue, aux Belles Lettres, de l’Éloge de la folie : un précieux et unique accès au véritable texte d’Érasme. Cette œuvre capitale ouvre ainsi la plénitude de son intelligence. La richesse de son titre frappe : laus stultitiæ, dont le sous-titre précise que ce n’est pas seulement « la folie qui parle », mais aussi Érasme. Il ne parle pas d’une folie qui fût insanité, mais de stultitia, de stupeur, d’innocence hébétée : non certes par le monde, que dénonce l’énergie de cette stupeur primordiale, mais par la profondeur même de la conscience capable de revenir à cet étonnement premier et qui, habitant ainsi le point haut de son mystère, décrit dès lors si magistralement le péché du monde. La liberté même de la conscience, la différence entre la conscience et le monde, est un sujet d’étonnement sacré : et au regard des immanentes normes du monde, la différence de l’esprit dans l’homme est une folie. Habiter cette dimension spirituelle, en faire le choix, revient donc à voir la liberté choisir de ne point déchoir : c’est la « folie » qui choisit la « folie ». Puisque les hommes sont insanes, il s’agit, en revenant à la source d’une inadaptation sacrée avec le monde bestialisé, de faire réussir la folie parmi l’insensé. Pour cela, il faut laisser parler la folie : qu’elle prononce de soi le bon discours, soit (en grec) l’eu-logos, l’eu-loge, l’éloge.
« Dieu a convaincu de folie la sagesse des hommes » et « la sagesse de Dieu est folie pour les nations », disent les Écritures : le prêtre Érasme le sait, qui dresse ainsi contre le monde et ses ronflantes pompes l’instance d’une folie théologale. Cette folie dénonciatrice des ahuris qui vont à la mort, c’est la folie des Prophètes bibliques que la foule persécute, la folie du Verbe que le péché crucifie. Contre l’insanité des réformateurs qui ne parviennent pas même à voir qu’il y a errance et aberration à vouloir réformer l’Éternité, contre l’ultravagance des « tolérants » qui se croient « avant-gardistes » lorsqu’ils agitent la mollesse des bas-fonds de l’opinion du monde, Érasme brandit la folie du Logos qui parle jusqu’à la Croix et dont la parole excède la causalité du monde. Cette folie propre à la Vérité et qui fait enrager le monde contre elle, c’est celle de la plus haute figure de sagesse, d’humanisme et de philosophie, celle du « fol en Christ », de saint François, le mendiant d’Assise, qui pour vêtir les pauvres se mit lui-même à nu et fut renié par son propre père. Le fol en Christ ne renverse pas l’ordre de la Vérité, il l’incarne, au point de porter la tension de la contradiction existant entre la Vérité et le monde, de porter la Croix, et jusque dans sa chair qui reçoit les Stigmates de la Passion.
La folie à qui Érasme remet son éloge est une folie relevant d’une réalité autonome et qui fait éloge de soi-même. Elle dit d’elle-même le bien qu’elle constitue, elle est pour soi Eu-Logos : « Éloge ». Confrontation entre le Logos de la Vérité et le monde, la folie à qui Érasme donne la parole est ainsi la Croix de l’Eu–Logos, la Croix que porte avec soi la Parole véritable, la Bonne Parole, l’Eu–angelium, tous synonymes de l’étymologique Eu-loge. Cet eulogique éloge de la Vérité est folie aux yeux de l’insensé dont le monde est le dieu. Il faut accepter d’être fou de cette folie sacrée, contre laquelle crache la meute mondiale, pour naître à la Vérité que l’on contient. L’autonomie de la folie qui est la Différence du Logos par rapport aux décisions du monde, cette folie est le contraire de la soumise indocilité des bourgeois-rebelles et autres dégénéreux tenanciers de « progrès » qui, de Luther à Woodstock en passant par l’écolo-panthéisme et les goulags végétariens, insultent par amour et condamnent par charité. L’éloge que fait de soi la folie est le contraire de la course de ces imbéciles à la digestion de leur être par l’immanence de l’ordre établi – établi par la nature, la politique, la culture ou la contre-culture. L’éloge de la folie appelle une révolte infiniment plus radicale que celle des séditieuses bedondaines qui crapouillotent deux slogans aux heures des congés ouvrables : cette révolte se nomme conversion, elle est un retour du regard à l’exigence que demandent non pas les limbes de l’ombilic mais les anormées raisons de l’Essentiel. Il y a si peu de fous dans cette quintessente folie… Tandis que d’insensés il y a superfétation qui, puisant au plus profond de leur interchangeabilité, courent les rues en s’imaginant avec fièvre et fierté qu’ils sont « fous », « spéciaux », « différents », « originaux » tout en jacassant leurs si mitoyennes et si quotidiennes unicités. Il faut beaucoup d’amour de la Vérité, beaucoup de philo-sophie pour accepter contre la pléthocratie des insensés la Croix de la Vérité et la folie de la Croix. À l’égard d’un monde si satisfait de la tristesse d’être aveugle, ceux qui ne se sont pas fait solitude pour l’amour de la sagesse vivent déjà dans l’enfer et hurlent « tu es folle » à l’insaisissable liberté de la sagesse qui vient de Dieu.
La folie sacrée raille les fous par son éloge même. Un pari vital est ici proposé à la conscience d’homme, dont celui de Pascal ne sera qu’un cas particulier : vaut-il mieux d’être fou avec les hommes plutôt que de l’être avec Dieu. Faut-il se fondre dans le croissant enfer présent ou accepter d’accueillir le Paradis qui est, qui était et qui vient. On notera que je ne fais pas usage du point d’interrogation.
Maxence Caron
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