c'est que du bonheur
Percevez-vous
parfois votre propre dissonance ?
il m' arrive d'éprouver ce sentiment flottant de perdre la face lorsque quelques mots étrangement scandaleux prononcés par d'autres me font soudain me sentir parfaitement excentrés des attentes du monde social ?
on
m' exhorte
à reprendre ces mots
mais je devine que les prononcer
reviendrait à renoncer
à
un
capital
autobiographique
indistinct mais précieux
et à faire acte d'allégeance à
une
sorte
de pacte qui me définit
à l'emporte-pièce
ces mots
m' intimident
me neutralisent
me mettent hors-jeu
me cantonnent au rang de fautif
ils me dénudent affreusement sans cesser de m' écraser et me laissent l'impression de ne pas être dignes du rang qui marque théoriquement l'accomplissement d'un être humain en société
je pressens
aussi que mon absence de réaction fait de moi le principal responsable de cette destitution
en général
je n'ai pas les moyens d'investir plus avant les effets de ce malaise car l'animosité et le désarroi qui s'emparent de moi me condamnent presque toujours à l'accablement
seules s'imposent des réactions épidermiques qui la plupart du temps par un processus de digestion dont j'ignore les rouages me poussent finalement à accepter les termes d'une communication qui me semblait encore intolérable quelques instants plus tôt
Alors
je pressens que je peux
aussi refuser d'adhérer à cette normalisation
je peux essayer de la transgresser
en considérant qu'il existe une alternative
critique à ces mots que mon for intérieur refuse
viscéralement
je
suis
devenu
une
anomalie
soit
mais à cela correspond un enseignement qui nourrit durablement la compréhension de ces mots qui me semblent parfaitement imprononçables telle une authentique trahison du corps lequel ne m'apparaît plus comme un appareillage physiologique mais comme le cimetière d'un langage à inventer
voilà
ce que personne ne commente
voilà
le scandale
l'isolement
du dissonant est grand
il
se perçoit
comme un être sinistre
vérifiant douloureusement
que derrière la légèreté apparente
de ces mots
il y a
mille accusations
que par respect pour la bienséance
du bonheur sans contexte personne n'évoquera
mais
on peut aujourd'hui en
dresser
un
inventaire
non exhaustif
se masturber l'esprit
être
un triste
sire quand tout le monde danse
un individu
lourd quand tout le monde est léger
être
un poids d'angoisse
un boulet critique
un écorché vif
un être théâtralement obscène
une escarre
sur la peau de soie de l'époque
un énergumène minable
un velléitaire
un irresponsable
cette
dernière
accusation étant
au fond la plus répandue
le langage du bonheur
sans contexte essentialise l'époque
en éliminant ce qui lui porte préjudice
il oblige le dissonant à se convaincre de son incapacité à jouir de la vie proposée selon ces termes ce qui le ramène ce pauvre psalmiste à sa condition de non-jouisseur convergeant vers cette intolérable et pourtant inéluctable issue : sa propre gravité
à partir de cet état de perception à l'instant où entendant ces mots aberrants le dissonant se pince la lèvre inférieure de désarroi il se découvre dans le miroir déformant que lui tendent sans avoir l'air d'y toucher ces gens raisonnablement passionnés par le monde social tel que le définit le langage du bonheur sans contexte
des mots se forment mais comme la flamme dans le vide s'éteignent instantanément dans l'environnement de ce bonheur ésotérique
le dissonant devient l'isolement même avec des nuances identifiables a posteriori dans l'instant il est tout à sa mortification
un triste sire
un infâme
effrayant rabat-joie
pisse-froid
tue l'amour
criticiste du système nourricier
sous-être ingrat
crachant dans la soupe
un fou incertain
un flou
nébuleux serviteur
d'
une cause indiscernable
voire opaque
un martyr stupide
ou dangereux
un abject
un dissident crapuleux
un terroriste
comment savoir ?
je
ne sais si l'on vous
a
un jour
fait comprendre
que vous étiez trop grave
pour l'époque
mais
c'est quelque chose
d'être jugé de cette façon
d'être privé de langage comme dénudé
avec
Éric Chauvier
C’est que du bonheur
Allia
2009
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