James Joyce
Le Mort
Des
larmes
de générosité
lui montèrent aux
yeux.
Il n’avait jamais rien ressenti d’analogue à l’égard d’aucune femme, mais il savait qu’un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l’amour.
Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d’un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie.
D’autres formes l’environnaient.
L’âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l’immense multitude des morts.
Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante.
Sa propre identité allait s’effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant.
Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se tourner vers la fenêtre.
Il s’était mis à neiger.
Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés ou sombres tomber obliquement contre les réverbères.
L’heure était venue de se mettre en voyage pour l’Occident.
Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale dans toute l’Irlande.
Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon.
Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli.
Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées.
Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tous l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.
Extrait de
Le Mort
in Gens de Dublin, Paris, Plon-Nourrit, 1926.
Traduit de l’anglais par Yva Fernandez,
Hélène Du Pasquier,
Jacques Paul Reynaud.
Préface de de Valéry Larbaud.
édition en langue originale 1914
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