.
Pourquoi lire ou relire
Le droit à la paresse de Paul Lafargue
à la veille des élections présidentielles de 2017 ?
par François Huglo
Pour émerger du bain médiatique, surplomber le « cirque » où, « devant les électeurs, à têtes de bois et oreilles d’âne, les candidats bourgeois, vêtus en paillasses, danseront la danse des libertés politiques, se torchant la face et la postface avec leurs programmes électoraux aux multiples promesses, et parlant avec des larmes dans les yeux des misères du peuple et avec du cuivre dans la voix des gloires de la France ; et les têtes des électeurs de braire en chœur et solidement : hi han ! hi han ! ».
Pour répondre à ceux qui opposent des « raisons philosophiques » à l’idée d’un revenu universel. Devant l’Assemblée nationale, Christine Lagarde, ministre de Nicolas Sarkozy et future présidente du FMI, tenait Paul Lafargue pour l’un des responsables de la déconsidération du travail. Plus tard, la loi Macron rognait sur le repos dominical ou le supprimait, avant que le candidat porté par la vague de la loi El Khomri et de la liquidation du droit du travail ne prêche l’uberisation généralisée : l’auto-esclavage sans limite horaire sous pression de chantage à l’emploi et aux revenus, autant dire sous peine de mort. Les chantres de la « valeur travail » donnent du trémolo jusque dans les syndicats et les partis de gauche. Nostalgie du productivisme à la Thorez et du stakhanovisme stalinien ? Un socialiste (un vrai !), Léo Lagrange, ardent artisan de l’unité d’action entre SFIO et PCF, leur répondait dans son discours du 10 juin 1936 : « Nous voulons que l’ouvrier, le paysan et le chômeur trouvent dans le loisir la joie de vivre et le sens de leur dignité ». En associant le loisir à la citoyenneté, Léo Lagrange retrouvait les sources grecques et latines de Paul Lafargue. Le premier affirmait : « il ne peut s’agir dans un pays démocratique de caporaliser les distractions et les plaisirs des masses populaires et de transformer la joie habituellement distribuée en moyen de ne pas penser ». Le second citait Cicéron : « L’homme libre qui vend son travail s’abaisse au rang des esclaves ». Au travail et à la pensée salariés, Lafargue oppose le travail et la pensée libres. Il combat pour leur extension, que limite la division du travail : le machinisme devrait progressivement diminuer sa part manuelle et accroître sa part intellectuelle. Quand Jaurès, dans la préface de l’Histoire socialiste, écrit : « la bourgeoisie intellectuelle, offensée par une société brutale et mercantile et désenchantée du pouvoir bourgeois, se rallie au socialisme », Lafargue lui répond : « Malheureusement rien n’est plus inexact. Cette transformation des facultés intellectuelles en marchandises, qui aurait dû remplir de colère et d’indignation l’âme des intellectuels, les laisse indifférents ». On songe à ce que Péguy écrivait du « parti intellectuel ». Le texte sténographié de la conférence de Lafargue sur le Socialisme et les intellectuels a paru dans la première série (1900) des Cahiers de la Quinzaine. Dans ce texte, le gendre de Marx critique l’élite intellectuelle qui flatte la classe capitaliste, flétrit la révolution et soutient le réformisme, poussée par le désir des sinécures promises aux futurs chefs. Lafargue s’oppose à la pensée professionnelle et appointée comme Lagrange s’opposera au sport professionnel et au sport spectacle. Pour l’un comme pour l’autre, le développement social passe par l’épanouissement physique et intellectuel de chaque citoyen. Cela suppose une extension de la gratuité, du service public, des « communs », par lesquels l’individu et la société (ajoutons : l’être vivant et la planète) n’ont rien à perdre et tout à gagner l’un(e) de l’autre.
Pour refuser de choisir entre mondialisation ouverte et souveraineté fermée. L’internationaliste Lafargue plaide pour la relocalisation. Car le colonialisme est la conséquence de la surproduction. « Regardez le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les commerçants de la religion n’ont pas encore corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos misérables servants des machines (…) "Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre" » (Destut de Tracy, cité par Paul Lafargue. Voir aussi Quand la misère chasse la pauvreté, de Majid Rahnema). « Les fabriquants parcourent le monde en quête de débouchés pour les marchandises qui s’entassent ; ils forcent leur gouvernement à s’annexer le Congo, à s’emparer des Tonkin, à démolir à coups de canon les murailles de la Chine, pour y écouler leurs cotonnades (…). En présence de cette double folie des travailleurs, de se tuer de surtravail et de végéter dans l’abstinence, le grand problème de la production capitaliste n’est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d’exciter leurs appétits et de créer des besoins factices ». Mais la croissance illimitée est impossible sur une planète limitée : « Les fabriquants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent plus trouver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail ». Lafargue ne parlait pas d’obsolescence programmée, mais il en constatait l’existence et le principe : « Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence ». Conclusion : « puisque la quantité de travail requise par la société est forcément limitée par la consommation et par l’abondance de la matière première, pourquoi dévorer en six mois le travail de toute l’année ? » Il faut au contraire « le rationner comme l’eau sur un navire en détresse ». Et « du moment que les produits européens consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d’équipe, les camionneurs s’assoient et apprennent à se tourner les pouces. Les bienheureux Polynésiens pourront alors se livrer à l’amour libre sans craindre les coups de pied de la Vénus civilisée et les sermons de la morale européenne », celle « des cagots, des cafards, des hypocrites » déjà pourfendus par Rabelais, autre médecin (pour Lafargue, la surconsommation et le sous-travail nuisent autant à la santé des uns que la sous-consommation et le surtravail à celle des autres).
Pour le plaisir. La verve de Lafargue confine au dessin humoristique. Il caricature et blasphème « la Religion du Capital » (ouvrage publié en 1887). Il grossit le trait pour aller à l’essentiel, toucher les points névralgiques. Il continue, sur un mode farcesque, le Discours de la servitude volontaire de La Boëtie. Qu’on en juge : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail, qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? ». Aristote, cité par Lafargue, prévoyait que « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre (…), le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves ». C’est ce que Marx, à la fin du Capital, appelait l’administration des choses, substituée au gouvernement des hommes. Pourtant, déplore Lafargue, « le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages ».
Paul Lafargue est né à Cuba, en 1842, d’une mère mulâtre et d’un père de confession juive. Il se considérait comme un héritier des peuples opprimés. Après avoir participé à la Commune de Paris, il fondait en 1871, à Madrid, une section marxiste de la 1ère Internationale (contre les anarchistes, bien que Lafargue ait été un fervent proudhonien avant de rencontrer Marx, d’épouser sa fille, et de correspondre avec Engels) et en 1890, avec Jules Guesde, le Parti Ouvrier, qui en 1893 deviendrait le Parti Ouvrier Français. La stratégie classe contre classe de Guesde mixait marxisme et blanquisme. Or, pour Blanqui, la révolution se décrète. Identifiée avec l’insurrection, elle serait provoquée par une minorité agissante. Lafargue se situe plus près de ce que Gramsci appellera la conquête de l’hégémonie culturelle : « Les socialistes révolutionnaires (…) ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l’action, les préjugés semés par la classe régnante ». Le droit à la paresse, « mère des arts et des nobles vertus » : un sacré chantier pour l’intellectuel collectif !
Source Sitaudis
Paul Lafargue
né à Santiago de Cuba le 15 janvier 1842
et mort à Draveil en France le 25 novembre 1911
est
un journaliste
économiste essayiste
écrivain et homme politique socialiste français
.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire