Christine Angot rend hommage à Philippe Sollers
France Inter
L’édito culture 4 avril 2024.
Je sais bien qu’Arnaud Viviant a déjà fait une chronique ici
sur le livre de Philippe Sollers
La Deuxième Vie
Mais je ne peux pas ne pas en parler
C’est un livre qui ne ressemble à aucun autre et qui m’a bouleversée
Sollers l’écrit quelques mois avant de mourir
Il est sur son lit de mort il l’écrit ou il le dicte
C’est la fin de sa vie il le sait
Il est allongé sur un lit dans une unité de soins palliatifs du 15e arrondissement
Sa vie est finie question de mois de semaines mais il écrit
Il se dit je suis encore là j’écris
La deuxième vie je la vois elle est là je l’aperçois déjà
L’au-delà je suis aux avant-postes
J’ai écrit de mon vivant je continue
La première vie la deuxième
On verra si on a une troisième
La deuxième vie c’est aussi la vie écrite bien sûr
Le fait d’avoir toujours écrit donc d’avoir toujours eu deux vies
Une vie réelle et une autre sur la page
La vie méritant toujours d’être écrite et d’être publiée
même celle d’un pédophile comme Matzneff
comme ça on sait ce qu’il a dans la tête c’est concret
La passion de Sollers pour la littérature était une passion de la vérité qui allait jusque-là
La littérature comme révélateur du réel
La deuxième vie comme révélant la première
montrant noir sur blanc qui sont les gens de quoi le monde est fait
Ce texte La deuxième vie
je l’ai découvert bien avant sa publication dans des conditions très particulières.
Je n’avais pas vu Philippe Sollers depuis un an et demi
Je savais qu’il était malade et ne voyait plus que très peu de personnes
Même ses auteurs n’avaient plus de contact avec lui
Il n’avait jamais été mon éditeur
mais m’avait défendu et avait compté pour moi
Je pensais souvent
Un jour
je vais apprendre sa mort et je ne lui aurai pas dit au revoir
Les journaux l’ont annoncé un vendredi
Le mardi suivant
quelques personnes dont je faisais partie ont été autorisées par la famille
à se rendre dans l’unité de soins palliatifs
où il a fini sa vie pour lui dire au revoir
Antoine Gallimard des gens de la maison
Teresa Cremisi des auteurs Yannick Haenel Meyronnis Jean-Jacques Schul
On était une petite vingtaine dans un couloir au sous-sol
près d’une pièce dont la porte était entrouverte.
Sollers était allongé sur un catafalque
costume sombre
chemise blanche
cravate
visage sec amaigri
Plus le sourire ni les gestes ni rien
À ses pieds
une photo de lui
telle qu’on le connaissait
l’œil rieur le fume-cigarette
Il y avait des chaises le long du mur
on pouvait s’asseoir ou se lever et s’approcher
Je lui ai dit en silence merci pour m’avoir lu pour m’avoir défendu
On faisait des allers-retours entre cette pièce et le couloir
Puis Julia Kristeva sa femme a proposé qu’on se recueille autour de lui
Yannick Haenel debout à la tête du catafalque a dit quelques mots personnels
Puis il a lu le début de La Deuxième Vie
Le narrateur est au cimetière
Il vient de sortir de la tombe
On le prend pour un jardinier
Il marche dans les allées
Et il y avait une telle vie.
Une telle puissance de vie qui sortait du texte
une sorte d’éclair incroyable
un élan du cœur absolu qui s’animait juste à côté du corps inerte
Un tel contraste dans cet endroit plombé
à côté du corps sec
que oui
il y avait une deuxième vie
Et elle était là
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas la voir
Et
il y a cette phrase
dans la deuxième vie
chaque jour
est octroyé comme un jour de plus
ce qui change la couleur de chaque minute
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