Giorgo Manganelli
Centuries cent petits romans-fleuves
Trente neuf
Rapide, une ombre court le long des barbelés, à travers les tranchées, près des silhouettes des armes qui se découpent dans la nuit : le messager est pris d'une grande hâte, une furie heureuse le guide, une impatience sans répit.
Il porte un pli qu'il doit remettre à l'officier responsable de la place forte, lieu de morts nombreuses et de quantité de clameurs, de lamentations, d'imprécations.
Le messager agile traverse les grands méats de la longue guerre.
Ça y est, il a rejoint le commandant : un homme taciturne, attentif aux bruits nocturnes, aux fracas lointains, aux éclairs rapides et insaisissables.
Le messager salue, le commandant — un homme d'un certain âge déjà, au visage rugueux — déplie le message, l'ouvre et lit.
Ses yeux relisent, attentifs. « Qu'est-ce que ça veut dire ?» demande-t-il curieusement au messager, étant donné que le texte de la dépêche est écrit noir sur blanc, et que clairs et communs sont les mots employés.
« La guerre est finie, mon commandant », confirme le messager.
Il consulte sa montre : « Elle est finie depuis trois minutes.»
Le commandant relève la tête, et c'est avec une infinie stupeur que le messager aperçoit sur ce visage quelque chose d'incompréhensible : une impression d'horreur, d'effroi, de fureur. Le commandant tremble, il tremble de colère, de rancœur, de désespoir.
« Fiche-moi le camp, charogne !» ordonne-t-il au messager ; celui-ci ne comprend pas, le commandant se lève et, de la main, il le frappe au visage. « Décampe ou je te tue ! »
Le messager s'enfuit les yeux pleins de larmes, d'angoisse, comme si l'effroi du commandant s'était emparé de lui.
Donc, pense le commandant, la guerre est finie.
On en revient à la mort naturelle.
Les lumières vont s'allumer.
Il entend des voix lui parvenir des positions ennemies ; on crie, on pleure, on chante.
Quelqu'un allume une lanterne.
Partout la guerre est finie, il ne subsiste aucune trace de guerre, les armes précises et rouillées sont définitivement inutiles.
Combien de fois l'ont-ils pris en mire pour le tuer, ces hommes qui chantent.
Combien d'hommes a-t-il tué et fait tuer dans la légitimité de la guerre ?
Car la guerre légitime la mort violente.
Mais à présent ?
Le visage du commandant est inondé de larmes.
Ce n'est pas possible : il faut que l'on comprenne immédiatement, une fois pour toutes que la guerre ne peut pas finir.
Lentement, péniblement, il soulève son arme et vise les hommes qui chantent, là-bas, qui rient et s'embrassent, les ennemis pacifiés.
Aucune hésitation, il commence à tirer.
Giorgio Manganelli
Centurie, cent petits romans-fleuves, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para,
prologue de Italo Calvino, éditions W, 1985, p. 89-90.
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François Bon
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