mardi, mars 06, 2018




Giorgo Manganelli

Centuries  cent petits romans-fleuves
                                             

Trente neuf



Rapide, une ombre court le long des barbelés, à travers les tranchées, près des silhouettes des armes qui se découpent dans la nuit : le messager est pris d'une grande hâte, une furie heureuse le guide, une impatience sans répit. 

Il porte un pli qu'il doit remettre à l'officier responsable de la place forte, lieu de morts nombreuses et de quantité de clameurs, de lamentations, d'imprécations. 

Le messager agile traverse les grands méats de la longue guerre. 

Ça y est, il a rejoint le commandant : un homme taciturne, attentif aux bruits nocturnes, aux fracas lointains, aux éclairs rapides et insaisissables. 

Le messager salue, le commandant — un homme d'un certain âge déjà, au visage rugueux — déplie le message, l'ouvre et lit. 

Ses yeux relisent, attentifs. « Qu'est-ce que ça veut dire ?» demande-t-il curieusement au messager, étant donné que le texte de la dépêche est écrit noir sur blanc, et que clairs et communs sont les mots employés. 

« La guerre est finie, mon commandant », confirme le messager. 

Il consulte sa montre : « Elle est finie depuis trois minutes.» 

Le commandant relève la tête, et c'est avec une infinie stupeur que le messager aperçoit sur ce visage quelque chose d'incompréhensible : une impression d'horreur, d'effroi, de fureur. Le commandant tremble, il tremble de colère, de rancœur, de désespoir.  

« Fiche-moi le camp, charogne !» ordonne-t-il au messager ; celui-ci ne comprend pas, le commandant se lève et, de la main, il le frappe au visage. « Décampe ou je te tue ! » 

Le messager s'enfuit les yeux pleins de larmes, d'angoisse, comme si l'effroi du commandant s'était emparé de lui. 

Donc, pense le commandant, la guerre est finie. 

On en revient à la mort naturelle. 

Les lumières vont s'allumer. 

Il entend des voix lui parvenir des positions ennemies ; on crie, on pleure, on chante. 

Quelqu'un allume une lanterne. 

Partout la guerre est finie, il ne subsiste aucune trace de guerre, les armes précises et rouillées sont définitivement inutiles. 

Combien de fois l'ont-ils pris en mire pour le tuer, ces hommes qui chantent. 

Combien d'hommes a-t-il tué et fait tuer dans la légitimité de la guerre ? 

Car la guerre légitime la mort violente. 

Mais à présent ? 

Le visage du commandant est inondé de larmes. 

Ce n'est pas possible : il faut que l'on comprenne immédiatement, une fois pour toutes que la guerre ne peut pas finir. 

Lentement, péniblement, il soulève son arme et vise les hommes qui chantent, là-bas, qui rient et s'embrassent, les ennemis pacifiés. 

Aucune hésitation, il commence à tirer.



Giorgio Manganelli
Centurie, cent petits romans-fleuves, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, 
prologue de Italo Calvino, éditions W, 1985, p. 89-90.

écran de nuit

François Bon

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