samedi, mars 31, 2018


L'agenda de l'écrit de Benoît Casas 

par Tristan Hordé

25/2018 

Sitaudis



C’est seulement dans la seconde moitié du xviie siècle (1662) que l’agenda est défini comme un petit carnet où l’on note ce que l’on a à faire ; l’agenda proposé par Benoît Casas a d’autres fonctions, la première étant de donner à lire 366 textes de 140 signes — 



















c’est une année bissextile qui est retenue, Félix Fénéon, anarchiste jusqu’au bout, ayant eu le bon goût de mourir le 29 février 1944. Les règles de construction sont données : si l’indication de date correspond au jour de la naissance d’un écrivain, le texte est écrit à partir de mots tirés des deux premières pages d’un de ses livres, s’il s’agit de la date de sa mort, ce sera à partir des deux dernières pages. Aucune division du blanc sous le texte ; l’agenda est d’abord un recueil d’écrits (mais laisse beaucoup de place au lecteur s’il veut, lui, commenter). Le choix des auteurs n’a rien d’innocent, pas plus que celui des citations ; le lecteur actif (mais comment lire autrement ?) peut construire à partir de cet ensemble ouvert une esquisse de pratique et de théorie de la lecture, de manière de se situer dans la société.



Il n’est pas indifférent d’examiner ce qui ouvre et ce qui ferme un livre. Pour le premier jour de l’année, le lecteur attend une naissance ; le nom retenu est celui d’Édouard Levé, et l’on pense aussitôt à son livre, Œuvres, formé de cinq cent trois « œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées ». Le premier extrait qui débute l’agenda, « un livre de mémoire », définit en partie le projet de Benoît Casas : conserver, au moins dans l’idéal, ce qui constitue une bibliothèque. Le texte du 2 janvier, date de la mort d’Edmond Jabès, complèterait le projet ; une collection de livres n’est pas chose morte, la mémoire n’a de sens que si elle permet d’agir, « l’insistant futur est dans les mots du livre seul ». Ce lien entre le livre et l’action, le lecteur peut à son gré le reconstruire en associant des montages/collages, et d’abord ceux qui se rapportent au contenu des livres.



La littérature ne peut être séparée de la vie quotidienne, de ce que les hommes éprouvent, souffrances et joies, et l’un de ses propos est de rapporter ce qui forme le tissu des jours. Virginia Woolf confiait « Commencer un cahier où je noterai mes impressions » ; Schoenberg entendait dépasser ce cadre et relater toute « expérience (…) en ses moindres détails », tout comme Chateaubriand qui affirmait « J’écris pour rendre compte de la vie ». Cette volonté de dire la totalité du vécu qui animait aussi Saint-Simon, « Écrire (…), c’est se rappeler vif l’ici-bas », n’est-elle pas un leurre ? Plusieurs fragments assemblés par Benoît Casas vont contre l’idée que la notation scrupuleuse du vécu puisse aboutir à la compréhension des choses, parce que « la vie ici-bas, [est] étrange, obscure » (H. G. Wells), qu’ « Écrire la vie est impossible » (Herman Melville), que « l’énigme demeure, sans solution » (Ingmar Bergman). Noter dans un Journal n’est guère suffisant, même si l’on imagine « saisir le meilleur de ce temps », comme le pensait V. Woolf : toujours on demeure « dans la nuit de la parole » (Novarina)


Ce qui importe ne serait pas de relater ce que l’on voit ou vit, avec l’illusion peut-être de rendre compte de cette manière des événements ; on risquerait de n’avoir qu’une vue myope, au mieux on accumule des éléments, mais dans quel but ? Sartre donne une réponse : « Écrire les événements au jour le jour : pour y voir clair » ; cependant cette écriture doit être définie, elle ne peut être neutre : que signifie ici « écrire » ? La réponse de Pasolini est sans ambiguïté, il faut « Transcrire ce parcours terrestre (…) de la façon la plus directe, violente » — et vient à l’esprit pour ce qui est de la violence, un de ses textes, La rage. Cette violence seule aboutirait à dire le vrai d’une société, proposition soutenue par des écrivains de culture et d’époque bien différentes ; pour Goldoni, on écrit pour « ne dire que la vérité » et William Carlos Williams lui fait écho : « La vérité, la lumière — violente — est notre seul recours ». C’est une position militante, que le philosophe adopte, sans concession ; « Programme : il faut lire en vérité », « Je me propose d’éclairer », précise Jean-Claude Milner. La vérité passe par le « déchiffrement » (Jean Bollack) et elle est au centre de la réflexion de qui ne s’arrête pas au seul enregistrement de ce qui se passe — qui n’est jamais neutre ; « Quelque chose est à dire, à dire malgré tout, peut se dire, nécessaire nouveau, quelque chose de vrai : la vie ordinaire révolutionnaire » (Bernard Aspe) — on se souvient que La vie ordinaire est le titre d’un livre de poèmes de Georges Perros. Dire le vrai est la première condition pour changer le cours des choses, ce qui n’entraîne pas ipso facto le changement, comme le rêvait Rimbaud : « au revoir l’exploitation, ce monde cynique a sombré ». Ce monde, on ne le sait que trop, est encore là. Et sa transformation est encore à rêver, en précisant comme le faisait Tristan Tzara ce que sont les données et le but : « Combattre l’ordre économique, la misère morale : c’est l’homme et sa libération qui reste l’enjeu ; la volonté radicale de changer le monde. »



Les montages de Benoît Casas en suscitent d’autres, et c’est là un des aspects intéressants du livre… Le lecteur, crayon en main, pourra composer son recueil autour de l’amour en associant des extraits de Borges, Djuna Barnes, Aragon, Corneille, etc., ou s’attacher à l’ensemble important des textes autour de la nuit ; il trouvera aussi de brefs récits (Desnos, 4 juillet), une manière d’autoportrait (15 décembre) ou s’attardera à l’idée du livre comme énigme (Proust, 10 juillet), etc. Les reconstructions du lecteur peuvent aller dans maintes directions ; si se dessine une figure, celle de Benoit Casas, elle ne peut être que protéiforme, à l’image de la variété des auteurs qu’il a retenus. Une vingtaine sont toujours vivants, écrivains (Emmanuelle Pagano, Anne Portugal, Dominique Meens, Novarina, etc.), philosophes et penseurs de la société, comme Alain Badiou, Michel Foucault, Bernard Aspe, ou de l’art comme Jean-Louis Schefer ; d’autres philosophes sont présents, comme notamment Castoriadis, Marx, Lacoue-Labarthe, Wittgenstein, Spinoza, Kierkegaard. On pourra relever le nom des classiques : si les Français sont majoritaires, les écrivains de langue anglaise sont largement plus nombreux que ceux de langue allemande ou italienne ; on ne fera pas la même remarque si l’on compte les noms cités deux fois dans l’agenda (date de naissance et de décès), la langue italienne étant presque à égalité avec l’anglaise — Benoît Casas la traduit.



Ce qui paraît plus marquant que ces relevés, dont je ne suis pas sûr qu’ils puissent suggérer un commentaire, c’est la place de personnes communément perçues comme éloignées de l’écriture ; peintres (Fromentin, Corot, Cézanne, Bernard Collin), historiens de l’art (Focillon, Baltrusaïtis), cinéastes (Jean Eustache, Ingmar Bergman, Chris Marker), homme de théâtre (Vitez), compositeurs (Schoenberg, Stravinsky, Cage), interprète (Miklos Szenthelyi), psychanalyste non freudien (Groddeck). Il n’y a pas ici de frontière étanche entre différents domaines de la création et il est bon de le rappeler. Il est bon aussi de s’apercevoir que beaucoup d’écrivains sollicités ne sont probablement pas connus des lecteurs, soit parce qu’ils sont trop peu traduits, comme Alfred Kolleritsch, ou un peu oubliés, comme Jean-Paul de Dadelsen ou Carl Sandburg. Bonne occasion d’aller les découvrir.



Certains lecteurs s’étonneront peut-être de lire Honoré d’Urfé et Senancour, Grazia Deledda et Samuel Pepys, alors que Shakespeare et Cervantes, Racine et André Breton sont absents ; c’est oublier que L’agenda de l’écrit n’est pas un recueil visant à donner une vue encyclopédique de la littérature. Qu’il reflète des choix ne fait pas de doute, et c’est heureux : aucun hasard des dates si le livre s’achève avec Lorine Niedeker, morte le 31 décembre 1970 (et pas avec Miguel de Unanumo, mort le 31 décembre 1936), c’est-à-dire avec une des figures majeures de la poésie américaine, largement représentée. On sera plus attentif aux présents qu’aux absents — rien n’empêche d’en faire une liste et de construire à son tour un agenda — et, surtout, à l’abondance des voies ouvertes grâce aux montages, ce qui donne un rôle actif à la lecture. Un extrait, également d’un poète américain, pourrait sans doute servir de règle de conduite, pas seulement à Benoît Casas, « Lutter, chercher, trouver, et ne jamais céder » (Charles Reznikoff).

Tristan Hordé




































un recueillement de fragments

qui n’ont de sens que

les uns par

les autres


que par leur écarts

mais qui

parce qu’ils sont fragments en recueil peuvent être lus

malgré cet avant propos

dans n’importe

quel sens












Et en fin de compte

c’est peut-être là leur avantage : lus dans n’importe quel sens

ils auront une chance

celle que nous ne leur avons pas donnée

en les écrivant un à un

de produire d’autres sens




































Je respire au pied de la lumière aride


J'ai couru avec le soleil qui disparaît


Le ciel est comble et s'ouvre encore






















Le liseron   Comme le bleu à sa hampe


Après le lever froid  à l'autre jour







le toit que j'ai voulu se retire


Quand je dis charbon je veux dire hiver


La poussière illumine   La montagne faible lampe apparaît




































Antonio Scaccabarozzi

3 presente cm

3 →/1 ↑/ / 2

1979



***







Ainsi du lecteur 

son lieu 


n’est pas ici 

ou là

l’un ou l’autre

mais ni l’un ni l’autre

à la fois dedans et dehors



perdant l’un et l’autre en les 

mêlant

associant des textes 

gisants 

dont il est l’éveilleur 

et l’hôte

mais jamais le propriétaire




le lecteur a toujours le dernier 

mot


et les circuits qu’il peut emprunter dans le livre

renseignent 

sur des effets de structuration appuyés 

sur des procédés

des agencements

des dispositifs 
.



non pas d’avoir compris ce que voulait dire 

un auteur

mais la constitution 

pour soi

d’un équipement de propositions 

vraies

qui soit effectivement 

à soi



si la lecture

est conçue ainsi comme 

exercice 

expérience


s’il n’y a de lecture que pour 

méditer

cette lecture soit immédiatement liée 

à l’écriture 



la lecture se prolonge

se renforce

se réactive par 

l’écriture



écriture qui est   elle aussi 

un 

exercice


elle aussi un élément de 

méditation 



































Chapitre 11 

âge des hommes

les histoires du tavernier

Lieu    taverne

Art     communication

Technique   émission radiophonique



















Avec le sommeil profond  le rêve devient de plus en plus confus

C'est le nadir du roman et certainement le chapitre le plus difficile à lire car il nécessite de s'écouter lire et non plus seulement de regarder les mots. 

A minuit, HCE est définitivement vaincu par la génération suivante


Un émetteur radiophonique perce-oreille crachote un programme musical

A moins que ce ne soit le tavernier qui raconte à ses clients l'histoire du Viking qui envahit l'Irlande puis s'y installe comme tailleur

Ce dernier est embarqué sur le fleuve de la vie conjugale  
comme l'Arche de Noé sur les eaux du déluge
ou la parole sur les 
ondes vocales 
d'ALP

Son existence voit alterner les grandeurs et les bassesses


Sa personnalité est scindée en deux facettes antagonistes

Son histoire coule dans l'oreille de ses clients comme la bière dans leurs gorges

Avec l'heure tardive  la femme du tavernier lui demande de fermer boutique

Mais les clients réclament une autre histoire : 

celle du soldat Buckley à la bataille de Balaklava 
qui tua un général russe parce 
qu'il conchiait 
le trèfle

Notre truculent tavernier la raconte en jouant les deux rôles

Il s'embarque ensuite dans un nouveau conte  celui de Finnegans Wake
enluminé et illustré

Tous les personnages reviennent dans la confusion des langues

HCE y plaide coupable mais felix culpa puisque tous profitent de ses œuvres  produites par sa violence ou ses déjections

Quatre commentateurs Mamalujo                   Mathieu Marc Luc et Jean !!
prennent acte de sa plaidoirie et retranscrivent les flots de son verbe

Les clients finissent par rentrer chez eux  laissant HCE seul dans sa taverne

Il vide les verres et tombe dans la même déchéance que le roi dépossédé 
Roderick O'Connor

C'est la fin pour lui
les chapitres suivants seront consacrés à son fils































.

H.C.E. 

initiales de Humphrey Chimpden Earwicker

Faut-il y lire

Hic est  Celui-ci est Mon Fils ceci est mon corps

heccéité

haec nox est    premiers mots de l'Exultet de Pâques

et pourquoi pas

Hiberniam Catholicam Ecclesiam ? 















Ce nom rappelle un certain
Hugh Culling Eardley Childers 

homme politique victorien  surnommé au Parlement
Here Comes Everybody

Humphrey contient hump  la bosse  qui le désigne comme

île
colline  érection ou
chameau

Hump signifie également baiser ou porter

HCE s'appelle Porter quand il est aubergiste  
nom évoquant à la fois 

un porteur
un portier  et un type de bière






E.C.H. 


les initiales d'HCE dans un ordre rappelant

Ecce Homo

voire

EuCHaristie

































une raison

une fois

un changement


pour une raison quelconque
on introduit une fois pour toutes un changement 

un quart

d'heure plus tôt  dans le calendrier 


















une soirée

une oeuvre   
musicale

une petite ligne de violon mince et résistante 
dense et directrice

un grand               plaisir

un clapotement    liquide





































C'était comme un film étranger

où tout déconcerte   langue  formules

algébriques   images partant  à la dérive

le reste brutalement  dispersé

31 mars naissance de John Fowles

*









Le succès international de son premier roman, L'Obsédé (The Collector) met fin à sa carrière d'enseignant et il se consacre ensuite à la littérature. Ses romans les plus remarquables sont Le Mage (The Magus) et Sarah et le lieutenant français (The French Lieutenant's Woman). The Aristos, son œuvre la plus connue hors fiction, est un recueil de réflexions philosophiques. John Fowles termine sa vie à Lyme Regis, dans le Dorset et meurt d'insuffisance cardiaque le 5 novembre 2005.
Sa traductrice attitrée en français est Annie Saumont.

































V

OBSERVATIONS SUR LA COSMOGONIE DE LAPLACE

LES COMÈTES


Laplace a puisé son hypothèse 
dans Herschell qui l’avait tirée de son 
télescope

Tout entier aux mathématiques
l’illustre géomètre s’occupe beaucoup du mouvement des astres 
et fort peu de leur nature
















Il ne touche à la question physique qu’avec nonchalance
par de simples affirmations
et se hâte de retourner aux calculs de la gravitation
son objectif permanent

Il est visible que sa théorie est aux prises avec
deux difficultés capitales :

l’origine ainsi que la haute température des nébuleuses
et les comètes


Ajournons pour un instant les nébuleuses
et voyons les comètes

Ne pouvant à aucun titre les loger dans son système
l’auteur
pour s’en défaire
les envoie promener d’étoile en étoile


Suivons-les
afin de nous en débarrasser
nous-mêmes


































un bien

une chose

une mesure



un bien qui nous soit 
propre

une chose reste ferme qu'il soit
midi
ou que minuit approche

une mesure toujours demeure




































amour

aimai  aimas
aimer
aimes aimez aimât
aimée aimés


aleph

*



















Les hupomnêmata

au sens technique  pouvaient être des livres de compte  des registres publics  des carnets individuels servant d'aide-mémoire

Leur usage comme livre de vie  guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé

On y consignait des citations  des fragments d'ouvrages  des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit  des réflexions ou des raisonnements qu'on avait entendus ou qui étaient venus à l'esprit

Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues  entendues ou pensées   ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures

Ils formaient aussi une matière première pour la rédaction de traités plus systématiques  dans lesquels on donnait les arguments et moyens pour lutter contre tel défaut comme la colère l'envie  le bavardage  la flatterie  ou pour surmonter telle circonstance difficile un deuil  un exil la ruine la disgrâce

Ainsi  lorsque Fundanus demande des conseils pour lutter contre les agitations de l'âme, Plutarque, à ce moment-là, n'a guère le temps de composer un traité en bonne et due forme   il va donc lui envoyer sans apprêt les hupomnêmata qu'il avait rédigés lui-même sur le thème de la tranquillité de l'âme :
c'est du moins ainsi qu'il présente le texte du Peri euthumias