mardi, juillet 08, 2014

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LES VOLEURS



Les écrivains travaillent avec les mots et les voix de la même façon que les peintres travaillent avec les couleurs ; et d’où viennent ces mots et ces voix ? De plusieurs sources : conversations entendues et réentendues, films et émissions de radio, journaux, magazines, oui, et les autres écrivains ; il me vient à l’esprit une phrase extraite d’une vieille histoire de western lue dans un magazine à sensation il y a des années, ne sais plus où et quand : « Il la regardait, essayant de lire dans son esprit - mais son regard demeurait froid, inexpressif, indéchiffrable. » En voilà une que j’ai plagiée.

La séquence du Greffier Municipal du Festin Nu provient d’une rencontre avec le greffier de Cold Springs au Texas. C’était en fait une élaboration de son monologue qui me sembla tout simplement ennuyeux à l’époque vu que je ne savais pas encore que j’étais un écrivain. En tout cas, il n’y aurait jamais eu de Greffier Municipal si j’étais resté assis sur mon cul à attendre « mes propres mots ». On a tous rencontré l’agent de publicité qui veut se sortir de la foire d’empoigne, qui s’enferme dans une cabane et écrit le Grand Roman Américain. Je lui dis toujours : « Ne te déconnecte pas trop du monde, B. J. - tu pourrais en avoir besoin. » Tant de fois me suis-je trouvé coincé sur une ligne de mon récit, pas moyen de voir dans quelle direction aller maintenant, lorsque quelqu’un débarque et me parle des poissons mangeurs de fruits du Brésil. Ça m’a fait tout un chapitre. Ou alors j’achète un livre pour lire dans l’avion, et dedans se trouve la réponse ; et il y a une jolie phrase aussi, « de douces voix inhumaines » . J’avais rêvé de telles voix avant de lire Le Grand Saut de Leigh Brackett, et de tomber sur cette phrase.

Prenez la moustache surréaliste de Mona Lisa. Rien d’autre qu’une plaisanterie stupide ? Imaginez jusqu’où peut mener cette plaisanterie. J’avais travaillé pendant cinq années avec Malcolm Mc Neill à un livre intitulé Ah Pook Est Ici, et nous avons utilisé la même idée : Hieronymous Bosch à l’arrière-plan pour illustrer les scènes et les paysages tirés des manuscrits Mayas et transformés en homologues modernes. Ce visage dans le codex Maya de Dresde sera la serveuse dans cette scène, et l’on pourrait utiliser le Dieu Vautour ici. Bosch, Michel-Ange, Renoir, Monet, Picasso - volez tout ce que vous voyez. Vous désirez une certaine lumière pour votre paysage ? prenez-la chez Monet. Vous voulez un décor des années 30 ? Utilisez Hopper.

Il en est de même pour l’écriture. Joseph Conrad a fait de superbes descriptions de jungles, d’eaux, de climats : pourquoi ne pas les utiliser au mot près comme arrière-plan dans un roman situé dans les Tropiques ? Raccords d’Untel, description et archives d’arrière-plans de Conrad. Bien entendu, vous pouvez aussi kidnapper les personnages d’un autre et les situer dans un décor différent. Toute la gamme de tableaux, de livres, de musiques, de films est à votre disposition. Prenez le soliloque de Molly Bloom et donnez-le à votre héroïne. De toute manière, cela arrive tous les jours ; combien de fois nous a-t-on resservi Roméo et Juliette, et Camille a encaissé 40 millions pour son rôle dans Les Jeunes Amants. Alors allez-y franchement et plagiez en toute liberté.

C’est dans Le Festin Nu que j’ai appliqué ce principe pour la première fois. L’interview de Carl Paterson par le Docteur Benway est modelée sur la conversation de Razumov et du Conseiller Mikulin dans le roman de ConradSous les yeux d’Occident. Pour être plus précis, il n’y a aucune ressemblance entre Benway et Mikulin, mais la forme de l’interview, la manie qu’a Mikulin de ne pas finir ses phrases, son approche elliptique, et la conclusion de l’interview sont utilisés d’une manière assez définitive et consciente. À l’époque, je n’en voyais pas encore toutes les implications.

Brion Gysin est allé plus loin dans cette technique pour une scène non publiée de son roman Désert Dévorant. Il a pris au mot près une partie d’un dialogue d’un roman de science-fiction et l’a utilisé dans une scène similaire. (Le roman de science-fiction racontait l’histoire d’un savant fou qui avait inventé un trou noir dans lequel il disparaissait.) J’étais, je l’avoue, quelque peu choqué par un plagiat si manifeste et traçable. Je n’avais pas tout à fait abandonné le fétiche de l’originalité, même s’il est vrai que le sublime concept du vol intégral est implicite dans les cut-ups et le montage.

Voyez-vous, j’avais été conditionné à l’idée des mots comme propriété - « les propres mots » de quelqu’un – et par conséquent à une profonde répugnance pour ce sombre pêché qu’est le plagiat. L’originalité était la grande vertu. Je me souviens d’un garçon que l’on avait surpris en train de recopier un article de magazine pour écrire sa rédaction, et on parlait de ce cas horrible en murmurant . . . pour la première fois, ma conscience fut marquée du sombre mot « plagiat ». Pourquoi, dans une histoire de Jack London, un écrivain se tire-t-il une balle dans la tête, lorsqu’il découvre qu’il a sans le vouloir plagié le travail d’un autre. Il n’avait pas le courage d’être un écrivain. Heureusement, j’étais fait d’une trempe plus sévère, ou tout du moins plus adaptable.

Brion me fit remarquer que je volais depuis des années : « D’où cela vient-il – « un regard froid, inexpressif, indéchiffrable » ? Et ça – « une autorité inflexible » ? Et ceci – « un type genre artiste, sans principes » ? « Et ça – et ça – et ça ? » Il me regarda sévèrement.



« Vous êtes un voleur honteux . . . un voleur qui s’ignore. » 



Nous avons donc rédigé un manifeste




















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