samedi, juin 08, 2024



pour sa carte blanche 

Mehdi Belhaj Kacem 

a choisi 

un texte de 

Pierre-Henri Castel 

extrait de Pervers analyse d'un concept


voici 

le texte dans son intégralité 





























rendons alors la parole à Sade  

la Nature qui vous soutient dans votre être moral et éternellement croyez-vous qui légitime vos aspirations à l’excellence  la Nature qui vous fraye la voie d’accomplissements vertueux qu’elle destine à votre espèce ou à sa forme de Vie -cette Nature est-elle si constante et votre espèce en son sein a-t-elle devant elle tous les lendemains dont elle s’arroge depuis si longtemps la disposition ? 

il est saisissant de constater combien pour les hommes de Bien l’infini est bon marché et la récompense inéluctable

il fait absolument sens pour eux d’être moral parce que les tendances au Bien qui les anime les dépassent s’étendent au-delà de leurs existences finies et misérables  et touchent à une humanité sans cesse à venir 

ils en viennent à confondre l’espoir sans lequel ils ne pourraient subsister avec une finalité réellement inscrite dans l’ordre des choses 

et leur confiance imbécile dans leur essence leur a permis jusqu’ici de traiter le Mal comme un simple accident de parcours 

ils  savent  du moins idéalement pour quoi ils meurent et à défaut du Ciel  ils ont inventé le Sens

toutefois  accordez seulement un regard à ces travaux de plus en plus nombreux de plus en plus convaincants qui montrent courbes et chiffres à l’appui que ladite humanité n’en a plus pour un temps infini mais peut-être à peine pour quelques siècles un ou deux milliers d’années tout au plus

ne haussez pas les épaules lisez-les ! 

quand la mer sera sans poissons et le ciel sans oiseaux quand tout ce qui pousse ou respire se révélera difforme ou empoisonné quand les prétendues téléologies naturelles et les excellences de toute sortes que vous admirez tant se seront révélées pour ce qu’elles sont des hasards fugitifs et fragiles dans un jeu aveugle des éléments matériels où il n’importe pas plus à la Nature de susciter une multitude d’espèce bariolées que d’étaler une morne bouillie grisâtre à la surface des rochers nus quand les gens affamés écrasés sous les édifices politiques injustes et de plus en plus boiteux que la pénurie et l’insécurité auront multipliés commenceront à s’entre-tuer pour les dernières richesses puis pour leur apparence puis pour les ultimes moyens de survie et finalement pour rien alors mes divagations prendront une autre portée 


jusqu’ici 
Sade n’était pour vous que le nom 
d’un vertige

c’est curieux disiez-vous en me lisant  mais presque tout ce qu’on peut dire en faveur du Bien on peut l’inverser et en faire un argument en faveur du Mal

vous vous sentiez cependant à l’abri

c’était un jeu de l’esprit à moitié convaincant et la pulsion de mort vous semblait suspendue à un artifice poétique à une rhétorique du Négatif sans prise sur la réalité 

l’homme c’est vrai n’a pas forcément une  bonne nature  

mais même si sa nature est souvent mauvaise  il en a encore une  et donc des finalités des modalités spécifiques de vie bref il a sa place prévue dans le Tout 

et cela vous rassurait

en prenant peu à peu conscience que l’humanité voit sa mort approcher dans l’histoire qu’on ne parle plus de son extinction comme d’une disparition asymptotique à l’échelle des astres mais que peut-être il coulera moins de temps entre le dernier des humains et nous qu’entre nous et disons  le Christ une autre possibilité va concrètement s’esquisser. 

ce qui n’était qu’un vertige moral voire littéraire se changera en une option pratique de plus en plus séduisante 

plus la fin de tout sera proche et plus l’unique choix de raison sera pour les hommes d’ailleurs chaque jour moins nombreux d’en tirer les jouissances les plus atroces les plus démentes les plus excessives 

et que feraient-ils d’autre 

dans leur désespoir qui soit plus passionnant ? 

Le bien ? 

mais je vous le demande 

pour qui pour quoi et au nom de quel 

principe naturel  

parce qu’il se suffit à lui-même 

et que le mérite comme on dit aux petits enfants est

sa propre récompense ? 

mais alors  

pourquoi en êtes-vous là  à ce point 

de déchéance ? 

qui d’autre que vous sous la seule impulsion de l’avidité et du mépris de l’avenir a mis le monde dans l’état effroyable où il est en sorte qu’il vous refuse maintenant ses secours ? 

comme une vaine commémoration des héros moraux d’autrefois 

puisque le futur c’est-à-dire la condition du sens et de la reconnaissance n’existera bientôt plus pour personne ? 

ce culte vous ennuiera vite

guerres et injustices en revanche qui se produiront déjà spontanément en nombre sous le coup de la misère ou de la peur offriront à foison l’opportunité de voluptés cruelles

car tout le monde ne voudra pas se laisser mourir 

beaucoup sans doute voudront d’abord tuer  en grand 

l’exemple de leur perversité sera communicatif

ses effets raffinés ou brutaux causeront du moins le besoin d’y répondre à l’envi  voire de les devancer avant de s’en trouver soi-même la victime 

avant de tuer on se permettra donc l’inconcevable

chacun de mes supplices  tous mes excès de lubricité connaîtront une seconde jeunesse

on en inventera d’autres que mon seul regret est de ne pas avoir devinés

ce sera le vrai triomphe de l’égoïsme

les derniers individus  pour qui la mort aura une signification d’une amertume qu’elle n’a jamais eue pour aucun de ceux qui les ont précédés depuis les débuts de l’humanité  se tourneront avec férocité contre leur prochain

et le reste de la société criminelle qu’ils formeront ne leur offrira rien de plus et bien malgré eux! que les moyens de se nuire plus redoutablement les uns aux autres 

alors sur un dernier monceau de cadavres au milieu des cendres et des ruines dans une nature définitivement ravagée enfin sûr de ne survivre dans la mémoire de personne je me dresserai le Dernier. 



et 
mon visage 
scrutez-le bien sert 
de miroir où chacun d’entre vous 
se reflète déjà sans le savoir





le bel âge de 

Mehdi Belhaj Kacem

France Inter

Boomrang

Mardi 24 janvier 2017





















Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire