samedi, janvier 14, 2023


DE LA VISION ET DE L’ÉNIGME


1

Lorsque parmi les matelots il fut notoire que Zarathoustra se trouvait sur le vaisseau  car en même temps que lui un homme des Îles Bienheureuses était venu à bord  

il y eut une grande curiosité et une grande attente 

Mais Zarathoustra se tut pendant deux jours et il fut glacé et sourd de tristesse en sorte qu’il ne répondit ni aux regards ni aux questions 

Le soir du second jour cependant ses oreilles s’ouvrirent de nouveau bien qu’il se tût encore  car on pouvait entendre bien des choses étranges et dangereuses sur ce vaisseau qui venait de loin et qui voulait aller plus loin encore 

Mais Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne daignent pas vivre sans danger 

Et voici ! 




























tout en écoutant sa propre langue finit par être déliée et la glace de son cœur se brisa 

alors il commença à parler ainsi 




À vous chercheurs hardis et aventureux qui que vous soyez vous qui vous êtes embarqués avec des voiles pleines d’astuce sur les mers épouvantables


à vous qui êtes ivres d’énigmes heureux du demi-jour vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs 


car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse le long du fil conducteur  

et partout où vous pouvez deviner vous détestez de conclure 


c’est à vous seuls que je raconte l’énigme que j’ai vue

la vision du plus solitaire


Le visage obscurci j’ai traversé dernièrement le blême crépuscule

le visage obscurci et dur, et les lèvres serrées

Plus d’un soleil s’était couché pour moi


un sentier 
qui montait avec 
insolence à travers les éboulis
 
un sentier 
méchant et solitaire 
qui ne voulait plus ni des herbes 
ni des buissons 

un sentier 
de montagne criait 
sous le défi de mes pas


Marchant muet sur le crissement moqueur des cailloux écrasant la pierre qui le faisait glisser mon pas se contraignait à monter


Plus haut 

résistant à l’esprit qui l’attirait en bas vers l'abîme à l’esprit de la lourdeur mon démon et mon ennemi mortel


Plus haut 

quoiqu’il fût assis sur moi l’esprit de lourdeur moitié nain moitié taupe paralysé paralysant versant du plomb dans mon oreille versant dans mon cerveau goutte à goutte,des pensées de plomb


Ô Zarathoustra 
me chuchotait-il syllabe par syllabe d’
un ton moqueur pierre 
de la sagesse 

tu t’es lancé en l’air  
mais tout pierre jetée doit 

retomber 

!


Ô Zarathoustra 
pierre de la sagesse
pierre lancée 
destructeur d’étoiles 

c’est toi-même que tu as lancé si haut

mais toute pierre jetée doit 

retomber 

!


Condamné à toi-même et à ta propre lapidation 

ô Zarathoustra

tu as jeté bien loin la pierre

mais 

elle retombera sur toi 


Alors le nain se tut  

et son silence dura longtemps en sorte que j’en fus oppressé 

ainsi lorsqu’on est deux 

on est en vérité plus solitaire que lorsque l’on est seul 

!


Je montai je montai davantage, en rêvant et en pensant, — mais tout m’oppressait. Je ressemblais à un malade que fatigue l’âpreté de sa souffrance, et qu’un cauchemar réveille de son premier sommeil. —


Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage  

c’est ce qui a fait taire jusqu’à présent en moi tout mouvement d’humeur 

Ce courage me fit enfin m’arrêter et dire : 

Nain 

L’un de nous deux doit disparaître 

toi 

ou bien moi 


Car le courage est le meilleur meurtrier

le courage qui attaque  

car dans toute attaque il y a 

une fanfare


L’homme cependant est la bête la plus courageuse c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes 

Au son de la fanfare

il a surmonté toutes les douleurs  

mais la douleur humaine est la plus profonde douleur


Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes 

et où l’homme ne serait-il pas 

au bord des abîmes 

Ne suffit-il pas de regarder  

pour regarder 

des abîmes 

?


Le courage est le meilleur des meurtriers  

le courage tue aussi la pitié


Et la pitié est l’abîme le plus profond  

l’homme voit au fond de la souffrance 

aussi profondément qu’il voit au fond de la vie


Le courage cependant est le meilleur des meurtriers

le courage qui attaque : 

il finira par tuer la mort 

car il dit  


Comment 

était-ce là la vie 

Allons 

!

Recommençons encore une fois 


Dans une telle maxime,il y a beaucoup de fanfare

 

Que celui qui a des oreilles entende



2


Arrête-toi 

nain

dis-je

 

Moi ou bien toi 

Mais moi 

je suis le plus fort de nous deux 

tu ne connais pas ma pensée la plus profonde 

Celle-là tu ne saurais la porter 


Alors arriva ce qui me rendit plus léger 

le nain sauta de mes épaules 

l’indiscret 

Il s’accroupit sur une pierre devant moi


Mais à l’endroit où nous nous arrêtions se trouvait comme par hasard 

un portique


vois ce portique 

nain 

repris-je  

il a deux visages

 

Deux chemins se réunissent ici  

personne encore ne les a suivis jusqu’au bout


Cette longue rue qui descend cette rue se prolonge durant une éternité et cette longue rue qui monte 

c’est

une autre éternité


Ces chemins se contredisent ils se butent l’un contre l’autre 

et c’est ici à ce portique qu’ils se rencontrent

 

Le nom du portique se trouve inscrit à 

un fronton 

il s’appelle 

instant 


Mais si 

quelqu’un suivait l’un de ces chemins 

en allant toujours plus loin  

crois-tu nain 

que ces chemins seraient toujours en contradiction 


Tout ce qui est droit ment

murmura le nain avec mépris


Toute vérité est courbée

le temps lui-même est 

un cercle


Esprit de la lourdeur 

dis-je avec colère

ne prends pas la chose trop à la légère

Ou bien 

je te laisse là pied-bot  

et n’oublie pas que c’est moi qui t’ai porté là-haut 

!


Considère cet instant

repris-je 


De ce portique du moment 

une longue et éternelle rue retourne en arrière  

derrière nous il y a 

une éternité


Toute chose qui sait courir ne doit-elle pas avoir parcouru cette rue ? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée ?


Et si tout ce qui est a déjà été  

que penses-tu nain 

de cet instant 


Ce portique lui aussi ne doit-il pas déjà  

avoir été 

?


Et toutes choses ne sont-elles pas enchevêtrées de telle sorte que cet instant tire après lui toutes les choses de l’avenir 

Donc 

aussi lui-même 

?


Car toute chose qui sait courir ne doit-elle pas suivre une seconde fois cette longue route qui monte 

!


Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune et ce clair de lune lui-même et moi et toi réunis sous ce portique chuchotant des choses éternelles ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été ici 

?


Ne devons-nous pas revenir et courir de nouveau dans cette autre rue qui monte devant nous dans cette longue rue lugubre 

ne faut-il pas qu’éternellement nous revenions 


Ainsi parlais-je et d’une voix toujours plus basse car j’avais peur de mes propres pensées et de mes arrière-pensées

Alors soudain j’entendis un chien hurler tout près de nous


Ai-je jamais entendu un chien hurler ainsi 

Mes pensées essayaient de se souvenir en retournant en arrière 

Oui 

Lorsque j’étais enfant dans ma plus lointaine enfance 


c’est alors que j’entendis un chien hurler ainsi

Et je le vis aussi le poil hérissé le cou tendu tremblant au milieu de la nuit la plus silencieuse où les chiens eux-mêmes croient aux fantômes 


en sorte que j’eus pitié de lui


Car tout à l’heure la pleine lune s’est levée au-dessus de la maison avec un silence de mort 

tout à l’heure elle s’est arrêtée disque enflammé 

sur le toit plat comme sur un bien étranger 


C’est ce qui exaspéra le chien 

car les chiens croient aux voleurs et aux fantômes 

Et lorsque j’entendis de nouveau hurler ainsi 

je fus de nouveau pris de pitié


Où donc avaient passé maintenant le nain le portique l’araignée et tous les chuchotements 

Avais-je donc rêvé 

M’étais-je éveillé 

Je me trouvai soudain parmi de sauvages rochers seul abandonné au clair de lune solitaire


Mais un homme gisait là 

Et voici 

le chien bondissant hérissé gémissant

maintenant qu’il me voyait venir 

se mit à hurler à crier 


ai-je jamais entendu 

un chien crier ainsi au secours 

?


Et en vérité je n’ai jamais rien vu de semblable à ce que je vis là

Je vis un jeune berger qui se tordait râlant et convulsé le visage décomposé et un lourd serpent noir pendant hors de sa bouche


Ai-je jamais vu tant de dégoût et de pâle épouvante sur un visage 

Il dormait peut-être lorsque le serpent lui est entré dans le gosier 

il s’y est attaché


Ma main se mit à tirer le serpent mais je tirais en vain 

elle n’arrivait pas à arracher le serpent du gosier 


Alors quelque chose se mit à crier en moi 

 

Mords 

Mords toujours 

!


Arrache-lui la tête 

Mords toujours 

C’est ainsi que quelque chose se mit à crier en moi  

mon épouvante ma haine mon dégoût ma pitié tout mon bien et mon mal se mirent à crier en moi d’un seul cri


Braves qui m’entourez chercheurs hardis et aventureux et qui que vous soyez vous qui vous êtes embarqués avec des voiles astucieuses sur les mers inexplorées 

vous qui êtes heureux des énigmes 

!


Devinez-moi donc l’énigme que je vis alors et expliquez-moi la vision du plus solitaire 

!


Car ce fut une vision et une prévision  

quel symbole était-ce que je vis alors 


Et quel est celui qui doit venir 

!


Qui est le berger à qui le serpent est entré dans le gosier 

Quel est l’homme dont le gosier subira ainsi l’atteinte de ce qu’il y a de plus noir et de terrible 

?


Le berger cependant se mit à mordre comme mon cri le lui conseillait  

il mordit d’un bon coup de dent 

Il cracha loin de lui la tête du serpent 

et il bondit sur ses jambes


Il n’était plus ni homme ni berger

il était transformé rayonnant

il riait 


Jamais encore je ne vis quelqu’un rire comme lui 

!


Ô mes frères j’ai entendu 

un rire qui n’était pas le rire d’

un homme

et maintenant 

une soif me ronge

un désir qui sera toujours insatiable.


Le désir de ce rire me ronge  

oh 

comment supporterais-je de mourir maintenant 


Ainsi parlait Zarathoustra





























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