mardi, novembre 22, 2022


ses attaches sont placées sur 

un compte bancaire

son montant indique la valeur de sa vie


sa qualité se définit par l’évolution du Dow Jones

le nombre de chaussures dans son placard

le cours du cuivre 


















elle appartient à 

une oligarchie motivée par l’ambition

avec le conservatisme comme idéal 

et la technologie pour rêve


elle a 

la plus belle performance du floor 


c’est tout ce qui compte

le montant de cash à l’instant t

la maximisation de son gain individuel 


son hédonisme est relatif

elle n' a 

aucune spiritualité ni conviction


elle vit 

dans 

une bulle inviolable

dans l’ultra-présent

 

n’importe où et toujours 

seule

















un autre est je

Christian Prigent   

extrait du journal 2022


Au royaume des cieux (cloud), des appareils[1] de temps à autre flattés au poil des connexions par des vivants eux-mêmes appareillés échangent des infos sur d’autres vivants : nous.

Suffit qu’un clic nous annonce et G(rand) M(échant) L(ogiciel) s’éveille : les réseaux s’ameutent pour se refiler des tuyaux sur nos goûts, nos curiosités, nos manies.





















Même si nous laissons dans le bruissement cybernétique le moins possible de traces, ce moins possible est une information : il participe de notre portrait — déjà esquissé (un jour nous avons osé communiquer ; il nous est même arrivé de commander « en ligne »…).

Ainsi circule dans l’espace virtuel un double de nous-mêmes.

Son profil est celui de nos besoins. Il est transparent à la surveillance politique et aliéné à des firmes (commerciales ou idéologiques) qui au bout du compte en savent sur nous plus que nous-mêmes.

Il en faut peu pour que cet autre se substitue à ce dont il est l’autre : le je qui persiste à n’être pas identifiable à la figure de sa soumission.

Car bientôt, aux recherches du je embarqué sur les réseaux, GML ne fournit plus que ce qu’il sait susceptible d’intéresser son double. Alors, gavé des objets favoris de son désir, alimenté selon ses appétits, toujours plus identique au soi-même ainsi modélisé,  je s’oublie comme tel et s’accepte comme autre.

C’est pratique pour tout le monde. L’autre est en effet mieux adapté au monde (à la réalité mercantile et décervelée du monde) : moins empêtré que le je par le souvenir, confus mais impératif (enclin à dire plutôt non), qu’il y a un autre monde (disons : le « réel ») qui ne se laisse pas cloner sans reste et renâcle à la virtualisation parce que de toutes façons il résiste par nature à la représentation.

Tout cela chiffonne.

On aimerait bien ne pas en accepter trop, trop souvent.

Mais sans doute est-ce perdu d’avance : qui peut espérer lutter dans les réseaux contre les réseaux (leurs séductions, leurs manigances, leurs procédures d’aliénation — leurs « envoûtements » aurait dit Artaud) ?


Tout au plus peut-on y faire son Bartleby : préférer ne pas.

Etre l’ahuri de la crèche[2] où bruissent les appareils.

Ne nourrir GML que de restes peu consommables.

Vivre autant que faire se peut dans un angle mort — le moins offert possible aux stratégies d’appareillement. 

Bref, on s’aimerait mal analysable par les logiques binaires, peu traitable par l’information, non entièrement virtualisable : in-interprétable.


Quelle présomptueuse rêverie ! 


 

[1] (Note du 07/11/2022) Frédéric Neyrat réfléchit sur la question dans Lignes n° 69, récemment paru. Il utilise le terme « machine ».  « Appareil » (qui se souvient sans doute des « appareils idéologiques » jadis analysés par Louis Althusser) a l’avantage de faire entendre une volonté d’appareillement (d’assignation au même).


[2]Je suis de ceux qui n’ont pas de smartphone, ne facebookent ni ne twitterisent jamais, ne surfent qu’incidemment, googueulisent peu pour la pêche aux infos. Par paresse, sans doute (par incapacité). Mais pas que : par méfiance, aussi — quasi instinctive.