lundi, octobre 31, 2022








Joan Mitchell

La Lande 

1977 

46.355 x 38.418 cm































Joan Mitchell

Je n’ai pas d’affinités particulières avec la peinture française. 

Bien sûr j’aime Chardin, Matisse, Van Gogh surtout mais, pour moi, Van Gogh n’est pas français. 

J’adore Van Gogh, j’ai même honte d’utiliser les tournesols.

Quand j’avais 5/6 ans Van Gogh était déjà mon peintre préféré. 

J’allais beaucoup au musée. 

Depuis toujours j’ai fait des paysages à l’aquarelle, je dessinais les animaux du zoo... 

J’étais déchirée car je faisais aussi de la poésie et vers 11 ans, j’ai dû choisir... 

Ma mère était un poète et mon père, médecin, dessinait un peu comme Lautrec. 

J’ai d’abord fait mes études universitaires (littérature) et j’ai quitté pour l’Art lnstitute de Chicago : dans la collection tout était là, Cézanne, Mondrian, Kandinsky ...

C’était superbe. 

Je suis allée au Mexique, j’ai connu Orozco... 

Je suis partie à New York pour étudier avec Hoffmann ... mais j’ai fui parce que j’ai eu peur, je ne comprenais rien à ses interventions sur les œuvres des élèves... 

Après, j’ai vu tous les musées possible en Europe : les Offices, le Prado, le Louvre... 

De retour à New York, j’ai rencontré Kline, de Kooning et tout ce milieu formidable, très pauvre, très petit, complexe et chaleureux. 

J’ai exposé pour la première fois à New York en 1951 et bien sûr dans le Ninth Street Show... et puis je suis revenue en France...









Joan Mitchell  dans son jardin de Vétheuil  par David Turnley



A Vétheuil 

je suis à la campagne, en dehors de tout... 

mais j’adore cet endroit à cause de la lumière ; 

j’y suis très libre et puis j’ai mes chiens. 

C’est à cause d’eux que je suis venue ici tout à fait par hasard quand on a démoli mon atelier à Paris...

A Paris évidemment je voyais beaucoup plus de monde. 

Je ne suis pas du tout intégrée à la scène française. 

Je ne fais pas partie d’un groupe... 

Ma relation avec le monde de l’art est lointaine, elle passe surtout à travers les individus. 

Comme j’adore la peinture, je vais dans les galeries, les musées, chez les artistes, mais le « art world » ne m’a jamais concernée vraiment. 

Je connais beaucoup mieux New York qu’ici... 

A New York dans les années 50 j’avais beaucoup d’amis, j’aimais beaucoup cela, il y avait une grande vitalité dans l’air, dans la peinture, et dans les individus, j’adorais cela... )’accepte l’assimilation à l’Expressionnisme abstrait ... je m’y reconnais : je pense surtout à de Kooning, Kline mais j’en refuse l’aspect trop narcissique.

Je suis très influencée par ce que je vois dehors, la lumière, les champs... 

Dans tous mes tableaux il y a les arbres, l’eau, les herbes, les fleurs, les tournesols, etc... mais pas directement : l’eau par exemple c’est la Seine, c’est le lac Michigan aussi... c’est plutôt le sentiment que j’ai pour ces choses. 

Quand je commence, parfois, je veux faire une couleur, ou une forme... ou plutôt quelque chose comme le sentiment d’un tournesol qui meurt par exemple. 

Il faut sentir quelque chose, on ne peut expliquer : cela se voit ou ne se voit pas. 

C’est cela mon « sentiment » du paysage : en anglais c’est « feeling », en français sentiment a à voir avec sentimental. Pour moi c’est plutôt ressentir, éprouver... 

Donc ma peinture est abstraite mais c’est aussi un paysage sans être une illustration ; ce n’est pas une B. D.

Au fond le tableau doit tenir dans un rectangle avec l’espoir qu’il y ait du « sentiment » dedans. 

Quand ça marche, ça veut dire que ça marche avec la lumière, les couleurs, le Push and Pull de Hoffmann, la ligne... et tout le reste, avec tous les moyens de la peinture mais il faut avoir le « feeling ». 

Je suis assez proustienne dans le sens que je mets tout dans ma valise... la mémoire, le « feeling » du paysage, parce que, quand je voyage, je ne perds rien... 

J’aime ne rien perdre. 

Ainsi le lac Michigan, il est là, et pourtant je ne suis pas allée à Chicago depuis 1967.









Joan Mitchell

Tilleul

1978



J’emploie toujours de la peinture à l’huile et des couleurs broyées à la main. 

Je déteste les couleurs acryliques... et puis j’aime l’odeur de l’huile. 

Il y a une différence de lumière, de vie, de transparence. 

Après mon exposition au Whitney, un marchand de couleurs m’a dit qu’il avait vendu beaucoup plus d’huile que d’habitude et que les jeunes peintres s’étaient mis à repeindre à l’huile. 

La permanence de certaines couleurs : bleu, jaune, orange, remonte à mon enfance : j’ai vécu à Chicago et pour moi bleu, c’est le lac. 

Le jaune, vient d’ici ; j’ai utilisé très peu de jaune à New York et à Paris. 

C’est le colza, les tournesols... on voit beaucoup de jaune à la campagne. 

Le mauve aussi... le matin en est plein :

le matin, surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela... 

Moi quand je sors le matin c’est violet... je ne copie pas Monet. 

De même à l’aube et au crépuscule il y a parfois, suivant l’atmosphère, un bleu outremer superbe... pendant une ou deux minutes.

Les formats que j’utilise, cela dépend de ce qu’on me livre... c’est comme les couleurs, cela dépend de mes réserves. 

Je suis plus à l’aise dans les grands tableaux, j’adore, je les vois mieux ; quelquefois je commence et ça devient un diptyque ou l’inverse. 

Mais pour moi, en fait, grand ou petit format, il n’y a pas de différence vraiment : mes pinceaux sont les mêmes. 

Si je travaille souvent en diptyque, triptyque etc... c’est d’abord pour des questions de transport et de manipulation dans mon atelier qui n’est pas grand. 

En plus, je n’arrive plus à travailler sur des formats horizontaux depuis 1956. 

Et puis la rupture entre les différents fragments crée un rythme d’espace différent et une dynamique, une vibration.

Je ne fais pas de dessin préalable ; 

quelquefois je dessine avec la térébenthine et très peu de couleur.

Les titres, je les donne après ou pendant. Beaucoup de mes titres parlent de territoire. 

La notion de « territoire » c’est marquer, délimiter son espace, comme les chiens par exemple. 

Je suis assez isolée et enfermée ; 

je ne peuple pas mes paysages avec des gens ; 

le « territoire » c’est mon espace ou l’espace de mes chiens.

Je peins très souvent la nuit mais je vois le paysage tout le temps... et puis je travaille le jour aussi... la lumière du jour est très importante pour moi ; 

le jour je vérifie les couleurs qui changent beaucoup la lumière électrique. 

Je suis une visuelle mais dans ma tête.










Portrait de Joan Mitchell  par Timothy Greenfield-Sanders 1981



La peinture c’est l’inverse de la mort, elle permet de survivre, elle permet aussi de vivre. 

Pour moi « Chez ma sœur » par exemple est profondément triste... c’est la tristesse en plein soleil comme il y a de la joie dans la pluie ; 

pour moi, jaune ce n’est pas forcément joyeux ...

Souvent je mets de la musique pendant que je travaille — parfois j’aime le silence — la musique m’inspire. 

Ça me sort de moi-même. 

J’adore la musique. 

Quand je suis arrivée en France en 1948 Le Havre était très triste avec tous ces bateaux échoués, et j’ai voulu toucher la terre parce que c’était toucher le continent où Mozart avait créé...



Propos recueillis par Suzanne Pagé et Béatrice Parent mai 1982