mercredi, décembre 01, 2021


Je regardais les trois arbres 

je les voyais bien

mais 

mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir

Alors 
on se repose 

un moment 

pour 
jeter le bras en avant 
d’

un élan

plus fort 
et tâcher d’atteindre
 plus loin 







































Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler prendre son élan il m’eût fallu être seul 

Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents 

Il me semblait même que j’aurais dû le faire

Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert il est vrai un certain travail de la pensée sur elle-même mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui semblent bien médiocres

Ce plaisir dont l’objet n’était que pressenti que j’avais à créer moi-même je ne l’éprouvais que de rares fois mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin 

une vraie vie

Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût

Je restai sans penser à rien puis de ma pensée ramassée ressaisie avec plus de force je bondis plus avant dans la direction des arbres ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même

Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi

Cependant
tous trois au fur et à mesure 
que la voiture 
avançait 

je les voyais s’approcher

Où 
les avais-je déjà 
regardés

Il n’y avait 
aucun lieu autour de Combray 
où 

une allée 
s’ouvrit ainsi



Le site qu’ils me rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand’mère prendre les eaux

Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance


N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve toujours les mêmes du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je pressentais comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu n’avait paru tout superficiel comme Balbec

N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin

Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres telle touffe d’herbes que j’avais vus du côté de Guermantes un sens aussi obscur aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que sollicité par eux d’approfondir une pensée je croyais avoir à reconnaître un souvenir

Ou encore 
ne cachaient-ils 
même pas de pensées et 

était-ce 

une fatigue de ma vision 

qui me les faisait voir doubles 
dans le temps comme on voit quelquefois double 
dans l’espace

Je ne savais 


Cependant ils venaient vers moi

peut-être apparition mythique

ronde de sorcières 

ou de 

nornes 

qui me proposait ses oracles 

Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé de chers compagnons de mon enfance des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs

Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi de les rendre à la vie

Dans leur gesticulation naïve et passionnée je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner

Bientôt à 

un croisement de routes

la voiture les abandonna

Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai de ce qui m’eût rendu vraiment heureux elle ressemblait à ma vie


Je vis
les arbres s’éloigner 
en agitant leurs bras désespérés semblant 
me dire

ce que tu 
n’apprends pas de nous aujourd’hui
tu ne le sauras 
jamais 

Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant

En effet si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois et si un soir trop tard mais pour toujours  je m’attachai à lui de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus 

Et quand la voiture ayant bifurqué je leur tournai le dos et cessai de les voir tandis que Mme de Villeparisis me demandant pourquoi 


j’avais l’air rêveur j’étais triste 

comme si 

je venais de perdre 

un ami 

de mourir moi-même
 
de renier 

un mort 

ou de méconnaître 

un Dieu



*


Norne

chacune des trois déesses qui symbolisant 

le passé le présent et l'avenir 

règlent la vie des hommes 

et l'ordre de l'univers



leur veille éternelle fait la vie de l'Univers 

et des créatures 


leurs prunelles sont les bornes 

de tout ce qui existe


elles chantaient en hâtant leur tâche...

soudain

ô prodige effrayant

le fil se cassait entre leurs doigts

et les nornes

épouvantées 

disparaissaient au sein d'Erda 

la terre

















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