vendredi, juillet 30, 2021




Ryoko Sekiguchi 

se rend en 2018 à Beyrouth où elle reste presque un mois et demi pour faire le portrait de la ville à travers sa cuisine 

les gestes de ceux qui la font ceux qui l’apprécient et la partagent les histoires racontées par les habitants...

































187. Le dernier repas dans ce monde-ci, le premier repas dans l’au-delà

Je pense aux témoignages des résidents du Zenshôen, sanatorium dédié à la maladie de Hansen. Jusqu’en 1996, la loi japonaise imposait la quarantaine à vie à ceux qui avaient une fois été touchés par cette maladie, même s’ils en étaient guéris. 

Entrer dans ces sanatoriums (il y en avait plusieurs) signifiait ne plus jamais revenir dans ce monde-ci, être condamné au ghetto à perpétuité. Les conditions de vie y étaient si inhumaines, surtout dans la première moitié du XXe siècle, qu’ils ressemblaient plutôt à des camps de concentration.

Nombre de résidents ont raconté le jour où ils ont été internés dans un sanatorium. Ils se souvenaient parfaitement de leur premier repas sur place, que la plupart d’entre eux n’arrivaient pas à avaler, comme si porter ces aliments à la bouche signifiait se transformer en habitant de « l’au-delà »pour toujours.

Ils se souvenaient également du dernier repas préparé par leur famille avant leur départ, sachant qu’ils ne les reverraient plus jamais.

un repas 
peut cristalliser en lui tout le drame 
ou le passage d’

un monde à l’autre


188. Cristallisation

La cuisine cristallise les moments. 

Je me souviens encore aujourd’hui du « premier repas » que j’ai fait après le décès de mon grand-père. 

J’étais loin du Japon, en voyage, et je savais que je ne pourrais pas rentrer à temps pour ses obsèques. 

Pendant les deux jours qui ont suivi son décès, je n’ai rien mangé. 

Le troisième jour, on m’a commandé un poulet rôti dans une cantine de la ville. 

À la première bouchée, j’ai éclaté en sanglots. 

Je savais que cet instant, celui où j’acceptais de continuer à vivre dans ce monde en mettant quelque chose dans ma bouche, était le moment de la véritable séparation entre moi et lui, qui n’avait plus besoin de s’alimenter.

C’était le repas qui me condamnait à rester dans ce monde-ci.



961 heures à Beyrouth
de Ryoko Sekiguchi 
P.O.L.,2021



En lisant en écrivant : lectures versatiles #33









































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