samedi, juillet 11, 2020



Dans 
la haute antiquité il n’y avait ni prince 
ni sujets

On creusait des puits pour boire 
et l’on labourait la terre pour se nourrir

On réglait sa vie sur le soleil

On vivait dans l’insouciance 
sans jamais être importuné par le chagrin

Chacun 
se contentait de son lot
et personne ne cherchait à rivaliser
avec autrui ni à exercer 
de charges

De gloire et d’infamie point









Nuls sentiers ne balafraient les montagnes 

Ni barques ni ponts 
n’encombraient les cours d’eau

Les vallées ne communiquaient pas 
et personne ne songeait à s’emparer de territoires

Comme il n’existait pas 
de vastes rassemblements d’hommes 
la guerre était ignorée

On ne pillait pas les nids des oiseaux
on ne vidait pas les trous d’eau

Le phénix 
se posait dans la cour des maisons 
et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les parcs 
et les étangs

On pouvait marcher 
sur la queue des tigres et saisir 
dans ses mains 
des boas. 

Les mouettes 
ne s’envolaient pas 
quand on traversait les marais
lièvres et renards n’étaient pas saisis de frayeur 
quand on pénétrait 
dans les forêts

Le profit 
n’avait pas encore fait son apparition 

malheurs et troubles étaient inconnus 

Lances et boucliers 
étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles 
ni fossés 

Les êtres 
s’ébattaient dans l’indistinction 
et s’oubliaient dans le Tao 

les maladies 
ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les hommes
qui tous mourraient de vieillesse

Chacun gardait sa candeur native 
sans rouler dans son cœur de froids calculs

L’on bâfrait et l’on s’esclaffait 

On se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait

La parole était franche et la conduite sans façons

Comment 
aurait-on songé à pressurer les humbles 
pour accaparer leurs biens et à instaurer des châtiments 
afin de les tomber sous le coup 
de la loi ?



Puis la décadence vint

On recourut à la ruse et à l’artifice 

Ce fut la ruine de la vertu

On instaura la hiérarchie

On compliqua tout avec les génuflexions rituelles

les salamalecs et les prescriptions somptuaires

Les hauts bonnets 
de cérémonies et les vêtements chamarrés apparurent 

On empila la terre et le bois 
en des tours qui percèrent la nue

On peinturlura en émeraude et en cinabre 
les poutres torsadées des palais

On arasa des montagnes 
pour dérober à la terre ses trésors

On plongea au fond des abysses
pour en ramener 
des perles

Les princes rassemblèrent 
des monceaux de jade sans réussir à satisfaire 
leurs caprices

ils se procurèrent des montagnes d’or 
sans parvenir à subvenir 
à leurs dépenses

Vautrés dans le luxe et la débauche 
ils outrageaient le fond 
primitif 

L’homme s’éloigne chaque jour d’avantage 
de ses origines et tourne le dos un peu plus à la simplicité 
première

Que 
le prince 
prise les sages, 
et le peuple cherche à se faire 
une vaine réputation 
de vertu

qu’il convoite les biens matériels 
et il favorise la rapine

Car dès lors que l’on fait miroiter des objets 
susceptibles d’attiser les convoitises 
on ruine l’authenticité que 
l’homme abrite en 
son sein

Pouvoir et profit ouvrent la voie 
à l’accaparement et à 
la spoliation

Bientôt l’on se met à fabriquer des armes tranchantes
déchaînant le goût de 
la conquête

On craint que les arcs ne soient pas assez puissants 
les cuirasses pas assez solides
les lances assez acérées
les boucliers assez 
épais


Mais 
sans guerre ni agressions 
tous ces engins de mort seraient bons à mettre 
au rebut




Si le jade blanc 
ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes 
de cérémonie ? 

Si le Tao n’avait pas périclité
aurait-on eu besoin de se raccrocher à la bonté 
et à la justice ?

C’est ainsi qu’il fut possible aux tyrans Kie et Tcheou et à leurs émules des faire griller leur prochain à petit feu  de mettre à mort ceux qui leur adressaient des remontrances  de couper en rondelles les princes feudataires de transformer en hachis les chefs territoriaux  de disséquer le cœur des sages et de scier les jambes de qui bon leur semblait 

ils se livrèrent aux pires excès de la barbarie
allant jusqu’à inventer le supplice 
de la poutre ardente

Si de tels individus étaient restés de simples particuliers  même dotés du plus mauvais fond et des désirs les plus monstrueux  jamais il ne leur aurait été loisible de se livrer à de telles exactions


Mais du fait qu’ils étaient princes  ils purent donner libre carrière à leurs appétits et lâcher la bride à leurs vices  si bien qu’ils mirent l’empire à feu et à sang

Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux

Comment agiter les bras quand ils sont pris dans les fers et faire preuve de résolution quand on se morfond dans la boue et la poussière ? 


Prétendre apporter la paix grâce aux rites et corriger les mœurs par les règlements  dans une société où le maître des hommes tremble et se tourmente en haut de son palais tandis qu’en bas le peuple se débat dans la misère  me semble aussi vain que de vouloir endiguer les eaux du déluge avec une poignée de terre et obstruer avec le doigt la source jaillissante et insondable d’où proviennent les océans.



Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois



































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