mercredi, septembre 20, 2017

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Seule

presque

avec le langage humain 

contre elle













de la parole ainsi rencontrée à l'écart

des significations


l'arrachement du sujet
à la fascination de la signification
libérerait la rencontre de la parole comme
parole

entre les parois du cœur 
et le cœur































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Dans 

l'ombre

sa blancheur 











Le blanc de l’œil n'est 
ni bleuâtre

ni semé de fils 
rouges

ni d'un blanc 
pur



il a la consistance de la corne mais 
il est d'un ton chaud

la prunelle est bordée d'un 
cercle orange 


c'est du bronze entouré d'or mais 
de l'or vivant

du bronze 
animé



cette prunelle a de la profondeur





et là
toucher quelque chose
que la lumière éclaire un instant
pour faire pivoter
l'éclat































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*


Œillet  des Alpes

            des glaciers
            des bois
            des Pyrénées

Œillet  à delta 


Œillet des Chartreux

lieux herbeux  
rochers 
bois clairs
vivace variable petite 
à moyenne
glabre      rose foncé 
à violet
en touffe dense                
écailles
du calice et    du calicule
brun         violacé

Dianthus carthusianorum



*





























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les distances 

ne cessent de croître

au rythme de ce qui s'interpose







dans l'intervalle

l'amoncellement de blancheur domine le vacarme

plaisir d'être au loin

les pierres reprennent leur place

cette vieille musique conserve un certain charme

sous lequel elle tombait quand le vent de la nuit la diffusait
















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*


ce n'est pas le mot qui est

plein


c'est le blanc




ce n'est pas le mot qui est

élégant


c'est l'espace blanc contenu

par lui



qu'on regarde bien



les mots ne sont là qu'afin

de donner

forme et solidité

au blanc







le blanc donne à la page  une valeur


d'orient

ou de feux






le mot est utilisé non pour qu'il prenne valeur

significative

mais à seule fin de donner toute signification

au blanc






la parole perce l'immensité des blancs



le blanc enveloppe   l'ardeur des mots































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PIERO MANZONI

Achrome

1960-61 































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L’antéantépénultième


Depuis une quinzaine 
d'années, 

nous revenions de temps à autre, 
Raymond et moi, 

sur le problème du plus petit 
nombre de mots 

capable de former un poème 
valable. 





















Dans une première catégorie, les poèmes qui n'ont aucune chance d'être compris ou goûtés (ils ne visent d'ailleurs à rien de plus) que du poète seul et tout au plus de quelques-uns de ses proches : références à sa vie, à son environnement, à une certaine fascination qui lui est personnelle; c'est le domaine des un, ou deux mots. Dans une deuxième catégorie, les poèmes faisant allusion à une émotion (culturelle) partagée par un petit nombre : Excalibur, Fatalitas, des mots-clés (parfois des titres qui peuvent avantageusement remplacer les œuvres) : Prince, Vierge, Barricades mystérieuses, Calme bloc, Damoiselle élue, la Tour abolie, Polichinelle d'acier, Belle dame sans merci, une Mouche, dans l'ombre, Millions d'oiseaux d'or... Ce pourrait être le domaine d'élection des moins de cinq mots.


Des érudits viendront qui constitueront l'anthologie internationale des poèmes de peu de mots. J'ai le lointain souvenir (mais la référence m'en échappe) d'un « Quatre mots » occidental. Au voisinage de quatre à six mots, j'imagine qu'il existe pas mal d'exemples en Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). L'étude de la création, de la légitimité et de l'efficacité des « Moins de cinq mots » incombe tout naturellement à l'OuLiPo. D'une manière plus générale, l'étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + infini mériterait d'être entreprise et poursuivie scientifiquement (1). Elle gagnerait à être abordée avec des notions empruntées à la physique mathématique et à la théorie des Systèmes : température, entropie, enthalpie, caléfaction, torréfaction, structures dissipatives, etc.


Faisant allusion, dans sa chambre d'hôpital, à un détail concret et d'importance mineure de ma précédente visite, Raymond me dit : « C'est l'antépénultième jour où tu es venu. » Sa diction était lente, sans force et difficile, comme si de prononcer chaque mot (mais non de le trouver) réclamait un effort. « Je vois - lui dis-je - que tu as gardé la même prédilection pour le mot antépénultième. Il pourrait certainement constituer un poème d'un seul mot. Mais dans quelle catégorie le placerais-tu ? Dans celle destinée aux fans de Mallarmé et de « l'antépénultième est morte » ? Ou dans celle moins bien définie visant le nombre plus vaste de ceux (Mallarmé lui-même avant d'écrire son texte) qui sont subjugués par la rare et précieuse qualité du terme isolé de tout contexte ? »

Sans répondre à cette question, il eut un rire faible et affectueux et nous ne poussâmes pas plus avant cette mini-conversation, la dernière que nous eûmes, et qui eut lieu l'antéantépénultième jour de Raymond Queneau.

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(1) 

Qu'est-ce qu'un poème de zéro mot ? 

C'est une émotion ressentie comme douée d'une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d'un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot. Selon cette définition, il existe un bien plus grand nombre de poèmes. On remarquera cependant que, malgré toute cette richesse, l'anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste.

Le problème des poèmes de zéro mot = PzM (resp. : poèmes de un mot = P1M ; poèmes de n mots = PnM) gagne à être traité par l'approche ensembliste. Un PzM ou un P1M est constitué par le (resp.: un PnM peut être extrait du) vocabulaire de l'intersection des vocabulaires (ordonnés ou non) de x poèmes de y mots. Lorsque cette intersection est un ensemble vide (resp.: un singleton), on obtient un PzM (resp. : P1M). Au-delà, on débouche sur l'immense et savoureux domaine des poèmes booléens qui attend encore son Ossian ou son Narcisse Follaninio.



François Le Lionnais, 30 novembre 1976
Repris dans l’Anthologie de l’OuLiPo, 
éditée par Marcel Bénabou et Paul Fournel 
(Gallimard, Poésie, 2009, p. 843-845)






























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