mardi, février 14, 2017

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Je lis avec des ciseaux

excusez-moi

et je coupe tout ce qui me déplaît

















Aveu terrible, intolérable : dire crûment et écrire noir sur blanc la petite cuisine à laquelle chacun se livre dans l'intimité de son cabinet, omettre les formes à ce point. Quelle sauvagerie d'homme des bois ! […] De quoi s'était rendu coupable l'agent forestier pour que sa lettre fît tant de bruit dans la capitale ? Quelle différence entre sa bibliothèque et une anthologie, un manuel scolaire? Il s'était débarrassé du déchet, il avait crié la vérité de la lecture comme excitation et dilacération, il pratiquait cette vérité brute et passait à l'acte sur les livres. “Le véridique”, dit bien Céline. Car cela ne se dit pas, ne se fait pas. 




Lire un crayon à la main 

recopier dans son calepin

cela est bon et bien


Mais découper et surtout jeter

mettre le reste aux ordures

quelle inconvenance ! 


Or au fond

pour l'essentiel 

c'est la même chose



L'essentiel de la lecture est ce que je découpe

ce que j'excite  

sa vérité est ce qui me plaît

ce qui me sollicite


Mais comment les faire coïncider ? La citation est l'illusion d'une coïncidence entre la sollicitation et l'excitation, illusion poussée à l'extrême chez l'agent forestier, symptôme de la lecture comme citation. Il fallait le faire taire, car l'homme aux ciseaux est le seul vrai lecteur. Valéry avouait : “Je lis avec une rapidité superficielle, prêt à saisir ma proie.” Il est vrai qu'il ajoutait aussitôt : “Je tente d'écrire de telle sorte que, si je me lisais, je ne pourrais lire comme je lis.” Sans doute n'eût-il pas non plus aimé qu'on fît l'homme aux ciseaux dans ses livres.


A. Compagnon 
La Seconde main ou le travail de la citation 
Seuil 
1979 
p. 28 

la citation de P. Valéry s'y trouve ainsi référencée: 

P. Valéry
Cahiers
Paris
La Pléiade 
1973 
t. I, p. 249































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